Carl Frode Tiller

On a parfois l'impression que les personnages du livre ne sont pas du tout des héros, chacun avec son propre destin clairement défini, avec ses limites de personnalité - non ici ils semblent s'éloigner. Je me souviens comment Nabokov a décrit le jeu aux échecs dans l'esprit de Loujine : il a imaginé mentalement non pas des pièces d'échecs, mais certains vecteurs de force. C'est ainsi avec les personnages de Tiller - il semble que chacun ait son propre personnage, sa propre biographie, mais vous les ressentez comme des points douloureux ou des ecchymoses sur le corps. Et chacun des personnages - Yun, David, Silje - se retrouvant dans des situations de discorde mentale cesse d'être lui-même, ou plutôt, peu importe qui ils sont et quel type d'arrière-plan se cache derrière eux.



Ce sont tout simplement des gens qui souffrent autant que vous, et vous fusionnez avec cette douleur, et vous voyez en fait un personnage, une personnalité humaine souffrir - sans fin.



Au début, j'ai en quelque sorte essayé de mettre Yun au centre de l'histoire, car il est le plus gros bleu sur le corps du roman. Mais après avoir lu la scène de la querelle entre le mari de Silje Egil et son frère Tronn, j'étais un peu confuse - voilà, le thème de Yun, mais Yun n'était pas là dans cette scène ! Il n'y en avait pas, et pourtant il était invisiblement présent. Parce que la douleur de Yun était exactement la même que celle vécue par Tronn, que sa mère et son frère, des gens plus pragmatiques et terre-à-terre que lui, ont essayé d'instruire sur le vrai.



Cependant, le livre ne peut pas être perçu juste comme "l'hymne d'une personnalité libre". La liberté n'est pas synonyme de bonheur. Manque de liberté - encore plus. Le bonheur n'existe tout simplement pas ou est trop éphémère. Le choix est entre de souffrir par sa propre faute ou par la faute des autres. La deuxième voie est plus facile (Silje l'a choisie). Yun est tombé sur les deux, il est le plus sensible des héros, un ecorché vif, il se blesse et blesse les autres instinctivement, incapable de s'exprimer autrement. David rompt avec son milieu social en partie par la faute d'une maladie mentale, en autre partie ses activités artistiques et ses performances étranges sont son propre choix.



Le roman de Tiller traite essentiellement de la douleur de la naissance de la conscience dans l'esprit de ses jeunes personnages.



"Sommes-nous la noblesse

Sommes nous les eaux troubles

Sommes-nous le souvenir"

C’est l’histoire de David ; originaire de Namsos, en Norvège ; amnésique. Pour l’aider à retrouver la mémoire, on fait appel à trois personnes qui le connaissent bien – ou plutôt pensent bien le connaître : Jon, artiste à la dérive qui a été l’amant de David – Arvid, pasteur et beau-père de David avec qui il a des relations difficiles – et la manipulatrice Silje, qui a partagé les expériences esthétiques extrêmes de David.



Au fil d'une alternance de lettres adressées à David pour tenter de lui faire retrouver la mémoire et de tranches de leurs existences propres, c’est davantage sur ces trois composantes du cercle personnel de David que se focalise finalement notre attention que sur celui dont on voudrait bien connaître l’histoire. Dans ce roman psychologique, à la construction polyphonique diaboliquement maîtrisée, on tourne autour de David, en même temps qu’on sent chacun de ses trois témoins tourner eux-mêmes en rond et nous entraîner dans leur intimité étouffante.

David a perdu la mémoire et pour répondre à une annonce de l'hôpital où il séjourne trois personnes vont témoigner sur son passé.

Ces trois témoignages montrent la difficulté de connaitre une personne, les histoires s'entremêlent et le portrait de David qui se dégage est vraiment incertain...

L'amnésie de l'un pourra t'elle être guérie par la mémoire subjective des autres ?

"Et brusquement mon regard heurte celui de David. (...) J'attrape aussitôt le journal des deux mains et le plaque devant mon visage. Voilà plusieurs années que je ne l'ai pas vu, depuis qu'il a quitté Namsos en fait, mais c'est bien lui, aucun doute là-dessus, c'est bel et bien David. (...) Qu'est-ce que je lis? Il a perdu la mémoire? (...) je lis qu'il a perdu la mémoire, qu'il ne sait plus qui il est, que son passé s'est volatilisé, que toutes les personnes qui le connaissent ou qui l'ont connu sont invitées à se manifester afin de l'aider à retrouver qui il est."







Dans une construction à la fois classique et originale, les témoignages de Jon, Arvid et Sylde forment trois parties distinctes, chacune alternant le récit à la première personne de la vie actuelle ou passée des trois narrateurs et une lettre censée être adressée à David et raviver sa mémoire. Jon, David et Sylde ont été amis (voire même plus qu'amis) au cours de leur adolescence dans une petite ville rurale, où ils cherchaient à se démarquer de leur environnement, Arvid est le beau-père de David, qui ignore l'identité de son vrai père.







Petit à petit un certain portrait de David se dessine, mais surtout celui de Jon, Arvid et Sylde, parfois en désaccord sur leur appréciation des événements. Il est beaucoup question de relations familiales, de pères inconnus, absents ou décédés, de mères malades ou décédées, de frères préférés à soi, de disputes (parfois longuettes et empreintes de réflexions psy qui m'ont lassée), de réconciliations. Mais curieusement on se laisse prendre par ces personnages pas toujours sympathiques, voire même manipulateurs comme David ou Sylde, et il émane de ces pages un quelque chose d'attirant et de "vrai" qui ne laisse pas indifférent. Il paraît qu'il s'agit du premier volume d'une trilogie, même si ce roman atteint une conclusion, mais j'aimerais bien en savoir plus sur les personnages, c'est sûr.







J'ajouterai que, si les lettres sont écrites avec le même style, Jon, Arvid et Sylde se racontent de façons différentes et reconnaissables. Beau travail de la part de l'auteur (et du traducteur, évidemment). Une découverte, à suivre!
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