On porte en soi les bonheurs que l'on a vécus. On se détache des séparations, on se détache des morts, parce qu'ils continuent de vivre en nous, impalpables, fidèles compagnons logés dans la conscience. Mais la violence gratuite nous désoriente, parce qu'elle ne sert à rien. C'est un coup de poing qui paralyse et devient un obstacle à la connaissance de soi.
Or, comment être sans se connaître ?
Des fragments de mémoire surgissent. Yo ferme les yeux, se concentre sur l'instant présent, essaie de ne pas partir. Surtout ne pas retourner en arrière.
Être. Simplement. Ecouter le chant des oiseaux... [en italiques]
Ces mots qui dansent en elle depuis si longtemps avec la légèreté d'une plume, ce délicat mantra qui l'enveloppe à la manière d'un papier de soie, se transforment soudain en un fredonnement menaçant.
Et le passé, d'un coup, la happe comme un aimant.
Elle ne s’intéresse pas aux intrigues, mais à ce qui se voit à peine, les regards qui se croisent, les mains qui s'effleurent, les voix qui murmurent, alors tout devient évident et mystérieux. La beauté de la vie est multiple, en perpétuel fourmillement. Il faut savoir observer les petites choses invisibles. Et Yo n'a pas le choix, elle voit tout, devine tout. Plus que l'instinct, elle possède l'illumination du bonheur. Et cela n'est pas donné à tout le monde, il suffit de regarder autour de soi.
Même quand les Fous sont assis calmement autour du cendrier, elle les "entend" souffrir en silence, c'est tout ce qu'ils sont capables de faire. Elle rêverait pour eux que leurs tempêtes intérieures se transforment en une source d'eau claire.
Agathe est agitée.
- Je suis passée des larmes à la colère, dit-elle. J'ai du mal avec la colère, je me suis toujours arrangée pour la traiter avec mépris, la reléguer dans une zone sombre. J'ai une peur panique de la violence qui sommeille en moi. Parfois, je l'assomme à coups d'alcool fort. Mais je déteste le goût, je m'en sers juste comme d'un médicament. J'ai toujours été rebelle, il m'est arrivé de penser que j'étais ma pire ennemie. Puisque je suis ici, en transit chez les fous, en train de parler avec une experte de cerveaux en bouillie, je devrais peut-être essayer d'explorer les méandres de cette obscure vie souterraine.
Talitha regarde autour d’elle, ils sont seuls, il sent l’alcool. Il essaie de trouver des mots, mais aucun son ne sort, si, toujours ce grognement bestial. Le titre du film Y a-t-il un pilote dans l’avion? traverse l’esprit de Talitha, et puis elle se dit qu’il faut agir, le mettre de côté, le neutraliser sans le dénoncer, tout le monde peut craquer dans la vie. Par certains aspects il lui rappelle Ferdinand dans ses moments perdus, elle ne sait pas pourquoi elle pense qu’ils sont tous deux des hommes refusant d’être responsables de leur destin, qu’ils préfèrent déplorer le gâchis de leur existence plutôt que de réparer ce qui cloche, que c’est peut-être le lot des hommes d’être des anti-héros qui s’en remettent aux femmes, qui, elles, sont plus douées pour la vie simple, ou normale, et cætera. Sur ce couplet, la nuit, en avion, aux abords d’un cockpit délaissé par un pilote ivre mort, on peut refaire le monde, se raconter toute une histoire avant de trouver l’énergie de passer à l’action.
En l’occurrence il faut que Talitha couche ce géant intranquille qui s’accroche à elle, prêt à les entraîner tous les deux dans un sombre cauchemar. Il est inutile qu’elle lui parle, il n’est pas en état d’entendre; elle se borne à murmurer quelques mots idiots tout en essayant de l’attirer par la manche vers l’espace de repos très exigu réservé à l’équipage, dont les passagers ne connaissent pas l’existence.
Yo écoute toujours les sourires. Docteur, saviez-vous que les sourires parlent ?
- Mon problème, dit Agathe dans un murmure, c'est que je n'ai pas le réflexe de regarder la vie de face. Je me sens agressée par la lumière zénithale, qui éclaire efficacement, c'est sûr, mais rend les choses tellement banales. Je ne me sens dans mon élément que dans un éclairage en biais, au petit matin ou au soleil couchant, quand émergent la délicatesse et le charme. J'aime les chemins de traverse, les cours cachées, les sentiers où on peut se perdre, les trouées vers le rêve.
Peut-être fallait-il y voir le signe que l'ombre est nécessaire à l'appréciation de la lumière, que toute chose est métissée, que le bonheur ne peut-être statique...
Ah j'oubliais, j'ai eu un mari. L'essai n'a pas été concluant. Je n'ai pas su construire un bonheur durable. Le mariage m'aiderait à mettre d'autres chances de mon côté, avais-je pensé; celles que je n'avais pas reçues dans mon enfance. La marginalité n'est pas un atout dans la vie, elle vous met en retrait des évènements. (p.15)
Aujourd'hui, j'ai trouvé ma place dans la force de la solitude, dans le silence intérieur.