Citations de Cédric Sire (619)
La seule personne que vous aimez faire souffrir, c'est vous.
Dès qu’il entrait sur les réseaux numériques, il se faisait passer pour un autre. C’était la seule manière de faire sortir les loups vicieux des bois de l’anonymat digital. Il allait les appâter, les piéger. Et Falconnier savait le faire mieux que quiconque. Neuf fois sur dix, il réussissait à les identifier dans la « vie réelle ». Alors ces ordures payaient le prix de leurs vices. Derrière des barreaux qui n’avaient rien de dématérialisé.
Le plus insupportable, c’était que ces monstres menaient des existences ordinaires le reste du temps. Insoupçonnés de leurs amis et collègues de travail, ils revêtaient l’apparence trompeuse des agneaux.
Falconnier n’avait jamais eu la moindre pitié pour eux quand tombait le couperet de la justice. Car le couperet tombait toujours. Il était là pour y veiller. Il déployait tous les moyens nécessaires. Il était le rempart, la présence invisible de l’autre côté de l’écran.
Elle y contempla son reflet ondulant. Une fille aux cheveux courts. Le nez cabossé, les oreilles abîmées par les combats, du temps des compétitions. Le temps où elle était quelqu’un… À l’époque, elle parvenait même à se trouver plutôt pas mal. Maintenant…
Une mocheté, songea-t-elle
Des anonymes. Tous, depuis le début. Pas de véritables êtres humains. Juste de la chair. Pour assouvir ce besoin de frapper. De faire couler le sang des autres. Sous les yeux qui brillaient. Qui lui donnaient l’impression d’être en vie. En chute libre. Mais en vie.
Après l'orage, après les cris et après les morts, il n'y aura jamais que le vide et les pleurs de ceux qui restent.
Elle venait courir ici chaque matin pendant une demi-heure, qu’il pleuve ou qu’il vente. Une nécessité, pour se débarrasser de la suie des heures sombres et des corps transpirants. Les gens avaient besoin de divertissement, de cocktails, de sexe, de drogues, bref de tout ce qui faisait d’eux des animaux sociaux.
Une femme dans ce milieu, ce n’était déjà pas commun. Mais une femme qui savait se battre comme elle, c’était encore plus rare. Elle avait intégré une agence décente. Elle avait gravi les échelons. Vite. À coups de poing. Comme toujours.
Dans ce domaine, au moins, elle connaissait sa valeur.
Pour tout le reste, cela ne servait à rien de se raconter des histoires. Elle était sur le point de craquer, de se fissurer de l’intérieur sous sa façade de pierre impénétrable.
Estel avait fait profil bas. Elle avait continué sa vie. Ou plutôt elle avait essayé d’en reprendre le fil à deux mains. Pour rester debout. Avancer dans la nuit.
La voix de la psy était calme, chaude. Estel la trouvait belle, bien en chair, avec d’épais cheveux noirs attachés en arrière. Cette femme ne devait guère avoir plus d’une trentaine d’années. Elle portait des lunettes rondes, à épaisse monture, qui semblaient deux fois trop grandes pour son visage.
Je suis là. J’espère vous faire prendre conscience que ces séances ne sont pas un devoir. Bien au contraire, elles doivent être un soutien pour vous apprendre à y voir plus clair dans vos émotions.
Pour la jeune femme, les vrais ennuis commençaient. Il allait y avoir l’enquête interne. Le rejet de tous. L’inévitable sanction. Le casier judiciaire, probablement, qui l’écarterait de tout emploi dans la fonction publique. Par-dessus tout, elle priait pour ne pas passer par la case prison. Elle ne savait que trop bien comment on traitait les flics de l’autre côté des barreaux. Pourtant, c’était sorti tout de suite, sans qu’elle y réfléchisse, du ton automatique, détaché, avec lequel elle s’exprimait la plupart du temps.
– Je m’appelle Estel Rochand. Je dois vous voir parce que j’ai tué quelqu’un…
Un partage de plaisirs non éthiques, avait expliqué son correspondant anonyme rencontré sur les forums du Dark Web, dans les méandres de la toile la plus sale, là où l’homme a si longtemps cherché l’accès à cet endroit. C’est une expérience strictement réservée à ceux et celles qui savent ce qu’ils cherchent. Oh, il sait très bien. Il n’en peut plus d’attendre. Le compte à rebours défile, blanc hypnotisant dans un rectangle noir. Il y est presque.
La cocaïne. La kétamine. Le mélange explosif des deux substances aux effets opposés bouillonne dans ses veines. L’individu a consommé ces stupéfiants en abondance toute la journée. Incapable de faire autre chose. Incapable de penser à autre chose. D’un glissement de doigt sur le pavé, il déplace le curseur de la souris sur la croix en haut à droite du rectangle rouge pour le faire disparaître. Puis le suivant, et le suivant encore. Il referme chacune des petites fenêtres jusqu’à retrouver son écran libre.
Il y a des moments comme ça. Des instants blancs. Comme vidés de toute substance. Tout y est en suspension. Tout semble irréel, impossible, inacceptable.
Il lui offre donc la réponse, tout aussi idiote que la question, qu'il a pris l'habitude de donner.
- Dans mes rêves... C'est là que je vais tout chercher... je rêve de mélodies, et je les note quand je me réveille.
Sélim Achour sentit la frustration monter en lui.
Cela faisait un moment qu'il luttait pour la contenir.
La rage, elle était là depuis bien plus longtemps.
Après l'orage, après les cris et après les morts, il n'y aura jamais que le vide et les pleurs de ceux qui restent.
Le monde est déprimant.
Dévoré par la bêtise.
Tous ces gens attroupés, appâtés par la tragédie et la mort. Tous ces téléphones retransmettant les images d'horreur en direct sur Twitter. Une maladie des temps, sans retour.