Citations de Denise Le Dantec (100)
MÉMOIRE DES DUNES
À Reinout
Extrait 1
Matière étale
et sourde,
séparée de son eau
– excoriée
la phrase écrit sa phrase
dans la phrase
Comme se plaisait à dire Branwell, si Charlotte représentait le jour, Emily était la nuit. D'où pouvait venir une telle antipathie entre elles ? Emily se le demandait souvent. Elle avait le sentiment que Charlotte en voulait à son corps, comme si leurs "jeux" d'autrefois avaient laissé sur elle des traces irréparables. Tel était l'amer constat d'Emily, et l'hostilité qu'elle ressentait à l'égard de Charlotte se manifestait par une angoisse dont elle ne savait comment se libérer. (p139)
Maigres, assises, les jambes ouvertes sur les talus
Les fileuses d'étoupe tapent leurs assiettées de givre
Leurs yeux creux ne voient ni blé ni vache
dans ce terrain pierreux et froid
Entre l'os et la peau il n'y a rien
Rien entre le lit de pierre et l'eau
D'autres à Camlann ou à Portsmouth
Navigant pour toujours dans les mers allongent leurs
doigts
Que ne suis-je Oiseau d'Owein
Pour du haut du ciel excrémenter la neige ?
— Deviens telle que je te trouverai quelque part
Tout ce que je demande, c’est d’avoir dans la vie comme dans la mort une âme libre.
Au contraire de son père dont le travail précoce, l'exil et les deuils interrompirent les rêveries, Emily se manifesta d'emblée comme un être extrêmement sensible, naturellement portée à pénétrer le mystère du monde.
Si tous les enfants du pasteur ont eu une expérience précoce de la mort, c'est dans la conscience de celle-ci qu' Emily et Anne, les plus jeunes, vécurent leur enfance.
Cette connaissance première et directe est très certainement ce qui distingue Emily Brontë des écrivains qui furent ses contemporains.
Pour Emily, la mort a toujours été familières, sans effort d'imagination ou de conscience.
"Lorsque mes jours brefs approcheront de leur terme
Tout ce que je demande
C'est d'avoir dans la vie comme dans la mort une âme libre
Et le courage de souffrir." (vers trouvés sur la table d'Emily Brontë à sa mort)
Vagues…
Extrait 1
Vagues sédimentées,
l'étoile vive du carex
accuse l'état blanc-sombre
de toute lumière
lointaine
remémorée
29 avril…
Extrait 1
Coups de butoir du vent. Le schorre est vert grisé.
Sur la lande haute la lumière des bruyères donne la substance mate des choses.
Plus bas, entre les réseaux des filières, apparaissent des couleurs : orangé-noir des ajoncs Le Gall dont se nourrissaient les chevaux de retour des carrières d’Île à Canton, rouge des touffes d’obiones au bord des chenaux où se dressent les scirpes.
Les ceintures d’ajoncs d’Europe flamboient dans le soleil.
Les massifs de prunelliers qui entourent la Roche du Fort sont d’un blanc parfait.
L’odeur des premières fleurs de l’arabette, parfois plantées à même le sable, déjà enivre.
Ours jette des étoiles…
Ours jette des étoiles
dans le ciel
les diamants coulent
dans les ruisseaux
les forêts tremblent
(j'ai mis mon pull couleur torrent)
où t'ai-je vue pour la dernière fois ?
on montait un escalier sans fin
à l'ombre d'une fleur d'angélique
l'obconica en pot
fermait les yeux
une noix de gingko en jade
sur chaque marche
le cou de l'enfant sentait
comme un papillon
(j'ai vu ses petits pieds)
une table peinte de roses
était chargée d'emballages colorés
& de rubans verts
la lèvre ébréchée d'une tasse
brillait
silence à cinq pattes d'une fourmi
p.7
Une goutte de larmes…
Une goutte
de larmes
tombe
je suis
dans la douleur
Pour ouvrir
le chemin des paroles
il faut prendre
les doigts de ses oreilles
changer
ses oreilles en fenêtres
— naviguer dans une barque
qu'il n'est loisible de réparer
que
si déjà
l’on vogue
Pour écrire
il faut jeter
un collier de perles
dans l'eau du lac
— et parfois
s'y jeter
p.6
Sur l’air de Où est la biche ?
Où est la femme ?
À la maison
Qu’est-ce qu’elle y fait ?
Elle y travaille
À quel métier ?
nous tirons sur les casseroles
nous mettons le feu aux rideaux
nous jetons les épluchures dans l’escalier
nous battons le beurre
nous faisons sauter les boutons
nous mettons nos cheveux dans la salade
nous lapidons les roses
nous pleurons beaucoup
Les fileuses d’étoupe (IV)
extrait 4
Mugissements candides
Le soir
Au-dessus des prairies
Dans les rivières
Le cœur se charge de boue
Et de loin
Regardons
La terre qui s’incarne
O Saint-Ange
Qui
Voyant revenir l’Automne
Se désespère devant l’ouest ensanglanté
…
1974-1975
Les fileuses d’étoupe (IV)
extrait 3
Cortèges sauvages des chemins
Qu’un azur plus mouvant ferait s’évanouir
Sur les routes, les chevaux aux crinières célestes
S’agenouillent sur les marches des calvaires
Avec les cris des râles sur les tertres
A ras des flots
Avec les cris des chiens d’Arawn aux oreilles rouges
Quand nous longeons les vagues
Où croissent les améthystes
…
1974-1975
Les fileuses d’étoupe (IV)
extrait 2
Souviens-toi souviens-toi
du tremblement des nids
Dans les buissons de rosée
Les feuilles qui s’envolaient par la blessure
Laissant pendants les fruits aux ronces
Gravés au rouge
Sur les taillis brillants de l’horizon
Alignés
Les grains s’échappent
en un éclair
Et les larmes
Le jour de l’Avant-Pâques
J’ai marché dans le souffle des vents
Et des premières fleurs
Avec moi les poulains
Blancs comme neige
S’en allaient
Tu auras toujours mon aide
Le manger et le boire
Sur les tables de Mai
Parmi les pommiers verts
Où, assise,
Sur une chaise de bois,
Je ne cesse de t’attendre
1974-1975
L’ÉCHO GARDE-T-IL UN SECRET
extrait 1
Aujourd'hui, samedi 23 mai 2020
c'est l'été
l'été est l'été de toujours au bord de la rivière
une robe violette / trois mesures de chanson
(un doigt sur la flûte)
J'ai écouté un petit moineau à l'arrêt de bus 23...
c'était bien (
sous les néons d'un girlie bar coulait un fleuve
de tourterelles ((
…
Les fileuses d’étoupe (III)
Extrait 2
Du haut de l’escarpement de la nuit
J’essaie d’entrevoir entre nous ce qui fut :
Parmi les épieux des frondaisons d’épines
Je vois les vents basculer nos amours
Et tout ce qui nous semblait magnitude
Sous le grand silence du ciel
Perdure avec les oiseaux d’en-bas qui les dévorent
Leur assurant par les éclairs solides de leurs vols
Leur part d’enfer
…
Les fileuses d’étoupe (III)
Extrait 1
Si tu veux m’appeler ou recevoir de moi quelques
nouvelles,
Ne perds pas ton temps à te tirer la barbe face
aux nœuds terribles de l’éternité
Ne chante ni les refrains du sommeil ni ceux des
pleurs ni ceux de la gaieté
Car dans ce temps de famine
Tu es mon ennemi
Et je suis le tien
…
Les coulées pénètrent le sable, s’infiltrent sous les puissantes assises des rocs et ressortent en une topographie de réseaux sur laquelle un nuage pose son ombre passagère. (p. 180)
La machinerie cosmologique de la lune et de la mer s’est pour ainsi dire relâchée. Tout ce qui fut tenu secret par le couvert de l’eau se dégage dans l’éclatement, la fragmentation, l’émiettement. (p. 177)
La terre, sortie des flots, est d’une extrême luminosité, même s’il pleut ; et lorsque le soleil perce, le regard glissant au loin, l’étendue paraît immense jusqu’à dépasser l’horizon. »