Deux femmes bulgares immigrées en France débarquent à Lyon en 2001. L'une est étudiante en cinéma, l'autre travailleuse du sexe. Toutes deux cherchent leur chemin vers l'émancipation, et tâchent d'avancer entre violences, sexisme et brutalité des préjugés. Avec humour et fantaisie, Elitza Gueorguieva dépeint ces deux destins parallèles, dans un texte à la fois drôle et émouvant qui oscille entre tribulations burlesques et peinture sociale mordante. Un roman d'exilées, de femmes à la recherche de leur liberté.
L'autrice proposera une lecture-performée de son texte, qui sera suivie d'un entretien. L'ensemble sera interprété en Langue des Signes Française.
Elitza Gueorguieva est autrice et réalisatrice. Elle a reçu le prix SGDL André Dubreuil pour son premier roman Les cosmonautes ne font que passer (Verticales, 2016) et a réalisé deux documentaires Chaque mur est une porte et Notre endroit silencieux (Les Films du Bilboquet, 2017 et 2021), qui ont tourné dans de nombreux festivals français et internationaux. Odyssée des filles de l'Est (Verticales) est son deuxième roman.
Lecture-performance par l'autrice puis rencontre animée par Guénaël Boutouillet.
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Tu te décides, après réflexion, à sortir aussi le fromage pour hamburger - gâteau occidental et inconnu - rapporté par ta grand-mère de son seul voyage à l'étranger, il y a deux ans, à Bratislava, avec beaucoup d'amour. C'est une délicatesse rare qui ne ressemble à aucune spécialité bulgare : chaque tranche est enveloppée dans une feuille de plastique que tu adores décoller, très lentement, avant de mettre un bout de fromage dans ta bouche où il fond, et ce rituel est si fantastique que tu te le permets uniquement à des occasions exceptionnelles.
Si un jour tu te perds en forêt, il faut continuer à avancer il faut marcher tout droit et tu finiras par trouver ta route, hurle ton grand-père communiste, qui, pris d’une ardeur démesurée à la suite du film soviétique, se met à raconter sa jeunesse - période intense où il affrontait dans les bois le fascisme et d’autres problèmes. Une fois la guerre terminée, il a pu poursuivre sa formation et s’élever au poste de machiniste, pour apprendre à conduire :
a) un train
b) puis un avion,
c) enfin un Vostok,
Rêve ultime te dit-il d’une voix tremblotante sous le coup de l’émotion. Mais il s’en est tenu aux train car la suite lui semblait trop vertigineuse.
Ton grand-père est communiste. Un vrai, te dit-on plusieurs fois et tu comprends qu’il y en a aussi des faux. C’est comme avec les Barbie et les baskets Nike, qu’on peut trouver en vrai uniquement si on possède des relations de très haut niveau. Les tiennes sont Fausses. Les Barbie, tu t’en fous, sauf que Constantza en a une vraie et ça te rend un peu furieuse.
Constantza a un autre grand avantage : elle a une mère en Grèce alors que la tienne reste à la maison. De ce fait découlent quelques autres, de plus en plus déplaisants :
a) elle peut voyager à l’étranger,
b) elle a un éléphant doré et surtout
c) une vraie Barbie.
Une chose te rassure dans ces moments de tristes constats : à l’âge de sept ans, elle n’a aucun idéal précis ni aucune vocation noble comme toi. Iouri Gagarine, elle s’en fout, elle se contente de jouer avec sa vraie Barbie et son faux grand-père qui n’est même pas communiste.
Il n'y a pas d'amitiés éternelles, il n'y a que des intérêts communs, te dit ta grand-mère et cette phrase t'explose à la figure comme un pétard dans une rue campagnarde un dimanche après-midi.
Devant l'épicerie du Soleil en bas de chez toi, des gens attendent en formant une longue queue comme un fils jusqu'à l'immeuble suivant, ou comme un long bras, ou comme un serpent mais pas en boucle et tu te demandes si les serpents peuvent demeurer ainsi tout droit. Ça caille. Tu ne comprends pas l'intérêt que tant de gens portent au même moment à un pain/une brique de lait, mais tu voudrais participer à ce jeu nouveau, tu veux entrer en contact avec le bras.
Chez toi, tu te plonges dans la lecture de cet étrange outil de réussite en te demandant si on peut encore devenir septembrien, en plein mois d'octobre.
Décidément, tout t’est interdit en ce moment. Grimper sur des arbres, se balancer trop haut, sauter d’un tremplin ne sont pas des activités de petite fille, te dit ta mère en allumant sa première cigarette de la journée, et tu comprends que l’élévation spatiale, comme tout ce qui est glorieux en général, est réservée aux garçons.
Tu ne peux pas devenir Iouri Gagarine car il est :
a) un homme,
b) soviétique,
c) toujours souriant, discipliné et opérationnel,
contrairement à toi qui es :
a) une fille,
b) bulgare,
c) dont la seule préoccupation est de faire des bêtises,
Tu essayes de maîtriser tes émotions, tu te répètes que Constantza est une peste, qu'elle n'est pas ta sœur, ni ton amie éternelle, qu'elle n'est qu'une brioche aux pistaches trop sucrée et que tu ne l'aime plus, mais le monde te paraît soudain triste.
Décidément, tout t’est interdit en ce moment. Grimper sur des arbres, se balancer trop haut, sauter d’un tremplin ne sont pas des activités de petite fille, te dit ta mère en allumant sa première cigarette de la journée, et tu comprends que l’élévation spatiale, comme tout ce qui est glorieux en général, est réservée aux garçons. Il y a comme une distribution des tâches : tous les garçons que tu connais, ou dont on te parle, camarades, voisins, cousins veulent devenir des cosmonautes un jour, c’est une évidence, cela va de soi et ce serait étrange, voire extravagant que cela soit autrement. Ils collent sur leurs murs des affiches avec le visage souriant de Iouri, des images de soucoupes volantes et d’autres objets non identifiés par toi, et soupirent avec émoi lorsque à la télévision on montre des images d’archives du premier vol spatial. Ils sont obsédés. Ils s’amusent à former des galaxies et d’autres complots dans la cour de récréation, et s’exercent au vol partout où ça leur chante, en escaladant librement les branches du sapin de Iouri ou ton banc, que tu es obligée désormais de partager avec Constantza.
Les filles ont des objectifs professionnels plus imprécis et franchement dépourvus d’originalité. Dans le flou général des réponses, trois propositions reviennent le plus souvent : infirmières, ballerines, ou pareil que maman. Comme les deux premières te paraissent peu enviables, tu préfères t’en tenir à la troisième, valeur plus sûre mais dont tu regrettes un peu l’évidente absence d’héroïsme : ta mère travaille à la radio, objet inutile, car toujours éteint. Tu te demandes si un autre scénario serait envisageable, qui conviendrait mieux à tes conceptions de l’avenir et du monde en général.