Citations de Emil Cioran (2664)
L’Esprit est le grand profiteur des défaites de la chair. Il s’enrichit à ses dépens, la saccage, exulte à ses misères ; il vit de banditisme. — La civilisation doit sa fortune aux exploits d’un brigand.
Tout Occidental tourmenté fait penser à un héros dostoïevskien qui aurait un compte en banque.
Les « sources » d’un écrivain, ce sont ses hontes ; celui qui n’en découvre pas en soi, ou s’y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique.
Il est aisé d’être « profond » : on n’a qu’à se laisser submerger par ses propres tares.
L’histoire des idées est l’histoire de la rancune des solitaires.
Si Molière se fût replié sur ses gouffres, Pascal — avec le sien — eût fait figure de journaliste.
On vit dans le faux aussi longtemps qu’on n’a pas souffert. Mais quand on commence à souffrir, on n’entre dans le vrai que pour regretter le faux.
On n’est comblé que lorsqu’on n’aspire à rien, et qu’on s’imprègne de ce rien jusqu’à en devenir ivre.
On n’est soi qu’en mobilisant tous ses travers, qu’en se solidarisant avec ses faiblesses, qu’en suivant sa « pente ». Dès qu’on cherche son « chemin », et qu’on s’impose quelque modèle noble, on se sabote, on s’égare…
Penser, c’est courir après l’insécurité, c’est se frapper pour des riens grandioses, s’enfermer dans des abstractions avec une avidité de martyr, c’est chercher la complication comme d’autres l’effondrement ou le gain. Le penseur est pas définition âpre au tourment.
Ceux-là seuls se sont émancipés, les uns par le doute, les autres par la démence, de l’obsession insipide d’être utiles. Ayant promu l’arbitraire au rang d’exercice ou de vertige, selon qu’ils étaient philosophes ou rejetons désabusés des anciens conquérants, ils n’étaient attachés à rien : par ce côté, ils évoquent les saints.
Ce qui peut se dire manque de réalité. N’existe et ne compte que ce qui ne passe pas dans le mot.
Je n’ai rien inventé, j’ai été seulement le secrétaire de mes sensations.
Heureux ceux qui ignorent que mûrir c’est assister à l’aggravation de ses incohérences et que c’est là le seul progrès dont il devrait être permis de se vanter.
Les nuits où nous avons dormi sont comme si elles n'avaient jamais été. Restent seules dans notre mémoire celles où nous n'avons pas fermé l'œil : nuit veut dire nuit blanche.
Incapable de vivre dans l’instant, seulement dans l’avenir et le passé, dans l’anxiété et le regret ! Or, les théologiens sont formels, c’est cela la condition et la définition même du pécheur. Un homme sans présent.
« Qu’est-ce que la vérité ? » est une question fondamentale. Mais qu’est-elle à côté de : « Comment supporter la vie ? » Et celle-ci même pâlit auprès de cette autre : « Comment se supporter ? » — Voilà la question capitale à laquelle nul n’est en mesure de nous donner une réponse.
L’accoutumance à la vie, voilà le hic. Car la vie est un vice. Le plus grand qui soit. Ce qui explique pourquoi on a tant de peine à s’en débarrasser.
Ce qu’on écrit ne donne qu’une image incomplète de ce qu’on est, pour la raison que les mots ne surgissent et ne s’animent que lorsqu’on est au plus haut ou au plus bas de soi-même.
Lorsqu’on sait ce que valent les mots, l’étonnant est qu’on s’évertue à énoncer quoi que ce soit et qu’on y arrive. Il y faut, il est vrai, un toupet surnaturel.