Emmanuelle Salasc -
Ni de lait ni de laine - éditions P.O.L
Où
Emmanuelle Salasc - qui s'est appelée
Emmanuelle Pagano - tente de dire de quoi et comment est composé son recueil de nouvelles "
Ni de lait ni de laine" et où il est notamment question de l'écriture de textes courts, du je et du nous, du il et du elle, de familles dysfonctionnelles et d'autobiographie, d'identification aux personnages et de non fiction, de la parution en "formatpoche de '"
Nouons nous", -et où
Emmanuelle Salasc lit la nouvelle "A trottinette"-, à l'occasion de la parution aux éditions P.O.L de "
Ni de lait ni de laine", à Paris le 17 avril 2024
"La famille, tout le monde en a une, même ceux qui n'en ont pas, même ceux qui en ont plusieurs.
La famille, c'est l'endroit au monde où on est le plus aimé, le plus haï, le plus protégé, le plus violenté, le plus soutenu, le plus abandonné, le plus nié, le plus encouragé, le plus cajolé, le plus admiré, le plus dénigré, le plus compris, le plus incompris. La famille est un superlatif. On y est seul, on y est nombreux."
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L'hiver, la forêt ne sera plus capable de retenir la peur et d'écrêter les doutes : elle sera trop ouverte. Toute la végétation sera au repos, ou presque, la consommation d'eau sera temporairement arrêtée. Les fayards ne transpireront plus, et l'air deviendra sec. L'annulation des feuilles laissera entrer le jour. Le ciel écartera les branches des arbres pour se glisser dans la forêt, et tremper de clarté jusqu'au plus profond de mes promenades d'été, jusqu'à donner la main à la lueur de la rivière. La forêt m'apparaitra comme une impudeur, une trahison. La nudité forestière hivernale. Dans cette forêt de feuillus, impossible en hiver de se cacher, de disparaître, de douter.
Je lui parle avec mes mains toutes rougies, puis je les tais dans mon manteau.
C’est ma sœur qui a emporté nos parents, dans la vieillesse, dans le désarroi, depuis sa naissance. Clémence avec moi, Clémence après moi, Clémence est venue, Clémence est née, Clémence et sa folie, sa place inexistante et pourtant prise, de force, comme arrachée depuis le ventre de notre mère alors que je venais d’en sortir. Celle qui aurait dû mourir, c’était ma sœur. Elle n’aurait même pas dû naître. Puisqu’elle nous empêchait de vivre. Puisque pour que nous puissions vivre, il fallait qu’elle soit d’accord. Puisque pour vivre, il fallait que notre quotidien devienne invivable. Et notre quotidien, c’était elle. Lorsque j’entendais mes parents dire que Clémence était "invivable", je me demandais si être invivable c’était rendre invivable la vie des autres ou est-ce que c’était elle, ma sœur, qui invivait ? Et qu’est-ce qu’invivre alors voulait dire ? Invivre, est-ce que c’&tait plus difficile que vivre, que vivre qui est déjà si difficile ? Pour invivre, fallait-il s’épuiser et souffrir plus encore que pour vivre ou survivre ? Invivre, qu’est-ce que ce pouvait être, sinon mourir.
(pp.254-255)
Ça tremblait légèrement dans mes pensées, comme lorsqu’on perçoit dans nos articulations la différence de pression atmosphérique annonçant un changement de temps, comme lorsque la pente nous envoie des signaux, des éboulements inhabituels, comme lorsqu’on ressent dans notre colonne vertébrale les prémices d’une avalanche, quelque chose qui gêne, qui fait un peu mal mais sans plus, entre agacement et angoisse, et que l’on chasse en s’ébrouant. Puis que l’on écoute quand même, dans le doute des montagnes : est-ce que ça s’effondre quelque part, est-ce que ça coule, plus haut ?
L’enfant que je portais alors, l’enfant que je porte à vie, c’est la peur, c’est ma sœur.
Car désormais, on achetait des vues, des paysages des cartes postales. On s'offrait des résidences secondaires dans des zones rurales très isolées, mais à condition de ne pas être confrontés à la saleté, aux bruits, aux odeurs, à tel point qu'il avait fallu voter des lois pour protéger le patrimoine sensoriel des campagnes : chants du coq, odeur du fumier, bruits des tracteurs.
Il m'a fallu du temps pour me confronter au grandiose, pour m'autoriser à vivre avec un regard, à vivre l'ouverture, à me lever face au paysage, face au vertige.
Les inspections à la ferme, les assistantes sociales, les éducateurs, les experts auprès des assurances, auprès du tribunal. Tout se mélangeait dans leur vie et dans leur tête. Psychiatres’ vétérinaires, gendarmes, loup, ours, lynx, activistes, Clémence.
Les choses se passaient mal uniquement parce que nous avions peur qu'elles se passent mal.
Ne jamais oublier la peur, c'est elle qui permet l'attention aux signes.