Citations de Estelle-Sarah Bulle (281)
Je n'étais pas née en Guadeloupe, je n'y venais, au mieux, qu'une fois tous les deux ans. Même si j'aimais profondément cette île, cette société créole, ma vie était ailleurs. Cela ne signifiait pas que rien ne m'avait été transmis de cette terre, au contraire. Je le sentais dans mon corps, dans mes mots, dans ma façon d'appréhender la diversité du monde. A Morne-Galant, mes ancêtres avaient dû lutter pour leur survie. C'était le cas de la majorité des habitants de l'île, à l'exception des békés, qui eux, avaient lutté pour maintenir leur pouvoir, quitte à violer la loi et ignorer les principes de justice.
Quinze ans plus tard, en parlant avec Antoine, je comprenais que je devais être aussi libre qu'elle ; me souvenir sans me retourner sans cesse. C'était finalement le lot et la chance des Antillais, ces passagers perdus qui voyagent sur tous les continents, de New-York à Saint-Louis du Sénégal, de Caracas à Shenzhen. J'apprenais à aimer mon histoire et la matière dont elle était faite ; une succession de violences, de destins liés de force entre eux, de soumissions et de révoltes.
Yvan m'avait raconté qu'au collège, il participait à des après-midis littéraires, ce qui m'avait fasciné. Il existait donc un endroit où l'on pouvait parler librement de choses qu'on avait lues et qui provoquaient en soi des sentiments passionnés. Rien que pour cela, j'étais impatient d'entrer en sixième.
Depuis ces grands débarquements des années soixante, les Antillais sont devenus aussi nombreux qu'en métropole que dans les îles. Certains vont garder le sens du pays, d'autres seront comme des rochers lavés par l'eau et le sel; sans mémoire. (p. 277)
Peu à peu , les patois de Bretagne, de Normandie ou de Franche-Comté ont disparu. Quand j'étais petite, ils ne parlaient que créole et ça me troublait, ces blancs aux yeux bleus qui parlaient la langue qu'on nous interdisait à nous, les enfants, d'utiliser sous peine de nous laver la bouche avec du savon. Pour tout te dire, par certains côtés, les Blancs Matignon vivaient plus comme les anciens esclaves que comme les anciens maîtres. Mais s'obstinaient à garder leur sang aussi peu mélangé que possible. (p. 26)
J'étais dans ma colère comme dans un train de nuit fonçant à toute allure. (p. 41)
A mon tour, j’ai devancé l’appel; c’était ça ou glisser doucement vers un effondrement intérieur. Les contours de l’île étaient les murs de ma prison. (…) Bien plus tard, quand j’ai eu accès à autant de livres que je le voulais, lorsque des collègues et des professeurs m’ont aidé à mettre des mots sur ce que je ressentais, lorsque j’ai moi-même appris à trouver un chemin dans les mots tortueux des patients que je soignais, j’ai compris qu’à vingt ans, l’armée m’avait sauvé.
J'étais dans ma colère comme dans un train de nuit fonçant à toute allure.
Même ceux qui habitent en ville dés qu ils peuvent se réserver un petit bout de terre hors des murs. Parceque dans le sol où tout pousse si facilement on enterre nos soucis et on dialogue avec les ancêtres qui bechaient la même terre avant nous
Moi qui pensais en vouloir à tous les Blancs, j'ai réalisé que ça ne tenait pas à la couleur de peau. L'injustice existait hors de Guadeloupe et le découvrir m'a d'un même coup soulagé et endurci. En laissant le monde venir à moi, je me suis forgé une conscience.
Hilaire traitait ses enfants comme il traitait ses animaux : un verre de tendresse, un seau d’autorité, et un baril’de « Debrouyé zôt’ ».
Rends-toi compte : un seul cinéma à la Pointe. A Paris, des salles à profusion, des théâtres, des librairies, des concerts à tous les coins de rue. J'étais heureux. Je réalisais davantage encore combien la vie dans l'île, avec sa hiérarchie coloniale, son absence d'ouverture et le manque de perspectives professionnelles, était oppressante.
Non, je n'enjolive pas. La vie était vraiment plus belle qu'aujourd'hui. Cela s'est gâté après les Trente Glorieuses. Je dirais qu'en métropole, nous sommes devenus noirs vers 1980, à partir du moment où avoir du boulot n'est plus allé de soi.
Donc, la guerre dansait sur nous comme un bouc en rut. les réquisitions du gouvernement envoyé par Pétain aspiraient toutes les richesses de l'île. Chacun vivotait en cultivant son lopin, mais la moitié de ce qu'on faisait pousser était réquisitionné.
Antoine n'a plus d'attache véritable. Son chez-elle , c'est sa boutique, une église et la liberté. Paris ou Pointe-à-Pitre, quelle importance?
Conserver est un réflexe de gens bien nés, soucieux de transmettre, de génération en génération, la trace lumineuse de leur lignée. Je n'avais pas cela. Nul document à l'abri dans la pierre épaisse d'une maison familiale. Nulle trace d'ancêtres, trop occupés à survivre. Mais je possédais un registre d'expériences, de gestes, de mots qui me nourrissaient de manière souterraine.
Je suis restée plantée au milieu de la rue. En continuant d'approcher, il m'a lancé : " T'es Noire ou t'es Blanche , toi ? "
Je n'ai pas tout de suite compris ce qu'il voulait. "Qu'est-ce que tu veux que je te réponde ?" Il a répété sa question en tendant vers moi un doigt menaçant. Ma vie dépendait peut-être de ce que j'allais dire. Toutes ces histoires de négritude qu'on entendait , que Césaire et Senghor poétisaient admirablement et qui fascinaient les jeunes, ça m'avait toujours laissée indifférente.
Je me considérais comme une femme, ça oui, et comme une guadeloupéenne, c'est-à-dire une sang-mélangé, comme eux tous, debout sur un confetti où tout le monde venait d'ailleurs et n'avait gardé qu'un peu de sang des Caraïbes, les tout premiers habitants. Ca m'éloignait définitivement de toute idée de grandeur et de pureté. Ma fierté, c'était le chemin que je menais dans la vie et que je ne devais qu'à moi-même. (p. 234)
A première vue, la comparaison n'avait rien de séduisant. Mais un minuscule coin dans ma poitrine était secrètement flatté, car si l'on attribuait bien des défauts à ma tante, je percevais une certaine admiration pour celle qui n'avait jamais fait que suivre son désir en cultivant sans regret l'art de la catastrophe.
Le volcan s’insinua dans les maisons. Il resserra un peu les liens d’amour qui s’étaient distendus et amoindrit temporairement les rancœurs les mieux établies. Il obligea les portes à s’ouvrir et les parents à se souvenir d’autres parents perdus de vue.
Pour moi qui suis née dans la grisaille, l'île constitue un monde de sensations secrètes, inaccessible la plupart du temps. Les moments que je passe là-bas sont des parenthèses sensuelles, où tout prend le relief particulier de la fugacité. Je touche, je goûte, je sens.La plante de mes pieds cuit. le jour se dérobe sous mes doigts. je suis assommée par les étoiles.
Mais toi, tu sais exactement ce que c'est un jardin créole ?
C'est un endroit minuscule où se mêlent des plantes médicaments, des plantes nourricières et des fleurs dont la beauté nourrit les yeux. On fait exprès de mélanger les espèces, ça les protège des maladies
Tous les cadres de la fonction publique étaient des métropolitains. Pour un Antillais, c'était quasiment impossible. Alors cet idiot de Tatar, de peur de voir sa demande refusée, avait constamment négligé toutes les promotions. Il est resté à Orly au même poste, dans la salle de tri, du premier jour à 15 ans plus tard, quand il a enfin obtenu sa mutation.