"La Gana" est de ces romans dont on ressort à la fois exsangue et comblé...
Avec cette autobiographie romancée, Jean Deux -également connu sous le nom de plume de Jean Douassot-, nous immerge dans le Paris populaire des bords de Seine des années 30, aux côtés d'Alfred, dix ans, qui évoque son quotidien de misère. Il vit dans une cave, entouré d'une mère tuberculeuse qui travaille sur les marchés et rêve pour son fils d'élévation sociale, d'un père alcoolique et ouvrier, d'une grand-mère aveugle et conciliante, et d'un oncle anarchiste, un peu voleur, un peu parasite, dont le tempérament libertaire, généreux et fougueux suscite chez son neveu une véritable vénération. Ses parents sont par ailleurs les gardiens de l'immeuble dont ils occupent la cave, sous laquelle coulent les égouts. En période de crue, les nuits sont hantées par la crainte que l'eau et les rats envahissent leur logis par la trappe placée en son centre, devenue pour Alfred un objet de terreur.
Les journées sont rythmées par l'école, souvent buissonnière, les incursions sur les berges de la Seine, en solitaire, ou en compagnie de camarades traîne-misère comme lui, par l'atmosphère tristement besogneuse et souvent orageuse du foyer familial...
De ce quotidien sordide, Alfred fait une épopée, qui suscite -et c'est un véritable tour de force- à la fois dégoût et émerveillement. Portant sur son environnement un regard sans filtre, à la fois candide et acéré, il évoque avec minutie une réalité de promiscuité et de dénuement, qu'il entremêle à une fantasmagorie enfantine nourrie de rêves si prégnants qu'on a parfois du mal à les distinguer du réel, d'où émergent démons et gorgones inspirés des membres de son entourage.
L'organique occupe une place prédominante dans le récit, ponctué de l'évocation continue du spectacle des corps et de leurs sécrétions, dégueulis, sang, merde..., et de la profusion des détails physiques -poils et boutons, plis, odeurs- alimentant les descriptions que livre Alfred, en observateur curieux que rien ne dégoûte, du spectacle des êtres déguenillés, sales, vieillis avant l'âge, se vautrant dans la fange, qu'il côtoie. Le sexe y est de même omniprésent, à la fois effrayant et obsessionnel, notamment symbolisé par la "grosse Perny", une des locataires de l'immeuble qui le poursuit de ses assiduités, et peuple ses rêves avec régularité, sous la forme d'une répugnante et gigantesque créature assoiffée de sexe.
"La Gana" se déroule en un flux énergique et martelant, dont la crudité fascine et écœure, qui n'est pas sans évoquer, par moments, la verve Célinienne... Jean Deux a une capacité à saisir l'instant qui donne l'impression de lire le journal que tiendrait, mentalement un enfant de dix ans. Et pourtant, il se dégage de l'ensemble une poésie qui émeut et enchante, liée à la sincérité du narrateur, et à sa faculté à tirer, du désespoir et de la violence, une énergie et une sensibilité salvatrices.
Aussi, malgré la noirceur du propos et l'aspect répétitif du texte -nécessaire car participant pour grande partie à sa véracité- qui rendent la lecture parfois ardue, découvrir "La Gana" est une expérience forte, originale, qui marquera durablement ma vie de lectrice.
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