Depuis » Le laboratoire des cas de conscience « (Alma, 2012, republié chez Flammarion, collection Champs au début 2023) la philosophe Frédérique Leichter-Flack mène une réflexion éthique en s’appuyant sur la littérature. Dans cet essai, elle s’interroge sur ce qui se passe quand on est frappé par le malheur, quand on assiste au scandale du mal, quand nous étreint la révolte face au mal qui frappe à l’aveugle des innocents. On a beau savoir qu’il frappe au hasard, nous cherchons une raison, des fautes commises. Nos valeurs sont bouleversées.
La philosophie, la politique et la théologie ont cherché à nous fournir du sens, à nous permettre de supporter la détresse, mais la certitude qu’il y a scandale ne s’efface pas derrière la raison. Avec qui converser sur la souffrance qui nous atteint ou dont nous sommes témoins ? Avec qui partager la douleur ? Avec qui chercher une cause ou un sens ? L’autrice propose la littérature. Non pour effacer le mal, mais pour l’identifier, pour l’affronter, le voir à l’œuvre sans qu’il nous détruise. Reconnaître l’aléa du mal et tenir bon devant son adversité.
Frédérique Leichter-Flack commence par poser le problème du mal en citant » Coco « , une très courte nouvelle de Maupassant, dans laquelle un enfant laisse volontairement mourir de faim le vieux cheval qu’il devait soigner. On ne saura pas que l’enfant est coupable. Pour accentuer le scandale, la nouvelle se termine par cette phrase : » Et l’herbe poussa drue, verdoyante, vigoureuse, nourrie par le pauvre corps « . Déjà, nous sommes dans la face obscure de la vie, là où il n’y a pas de fin heureuse, pas de salut, pas de rémission, pas de rétribution.
Suit l’histoire de Job qui subit tous les malheurs : la perte de ses dix enfants, de ses biens matériels, une maladie de peau qui le fait souffrir. Ses amis ne veulent pas croire à l’injustice et sont persuadés qu’il a mérité son sort. Mais Job refuse de se reconnaître coupable, puisqu’il ne l’est pas, et cherche le sens de cette injustice. À la fin du livre, il retrouve de nouveaux enfants, ses biens, la santé. Mais que fait-on de ses larmes, de ses cicatrices ? » La thèse de la rétribution ne peut pas faire sens : son malheur est si disproportionné que rien ne peut valoir un tel excès de malheur » .dit la philosophe. Impuissant, on ne peut qu’assister et éprouver le malheur de Job, quelle que soit la lecture politique ou théologique que l’on pratique.
On continue à supporter des malheurs et des souffrances avec la triste fin du roi Lear face à la mort de sa fille Cordélia, avec Jane Eyre qui ne comprend pas la passivité de Helen Burns, avec Edmond Dantès qui devient comte de Monte-Cristo pour se venger des hommes, avec « Yossel Rakover s’adresse à Dieu » qui lui reproche d’avoir « voilé Sa face » et laissé les hommes livrés à leurs plus bas instincts, avec Joseph Roth dont le roman « Nemesis » raconte la mort d’enfants atteints par la polio que leur aurait transmis leur animateur dont la vie est brisée par la culpabilité…
On comprend la force de la littérature qui assume son ignorance, qui se tait, qui ne cherche pas à expliquer, qui ne donne pas de fin heureuse. Les romans qui racontent des histoires qui finissent mal, que nous aimons lire, nous aident à mettre des mots sur la réalité d’un monde où le mal frappe au hasard, sans raison, à ne pas attendre de réparation. Ils nous aident à préserver un sens à notre existence, à ne pas sombrer, à dire comme Sonia à son oncle Vania, « Nous allons vivre, […] nous allons travailler avec les autres […] et quand notre heure sera venue, nous mourrons […] et nous nous reposerons… nous nous reposerons ».
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