J'aurais voulu qu'elle me prenne dans ses bras et me serre le plus fort possible. Parfois, on a besoin du contact d'une mère - et tant pis si ce n'est pas la nôtre.
Je fus surpris en franchissant la porte de découvrir que le monde était encore là. Comment le soleil pouvait-il continuer de briller, comment la voiture pouvait-elle être garée à la même place, comment toutes les choses qui constituaient cet univers pouvaient-elles rester inchangées, alors que des gosses se faisaient torturer dans des pièces obscures ?
Non seulement je ne tenais pas à faire connaissance avec son gros couteau, mais je savais surtout que si j’essayais de parler, le son qui sortirait de ma bouche ressemblerait à celui que fait la gorge d’un pigeon juste avant que la mâchoire du chat ne se referme dessus. Alors je me suis contenté d’acquiescer.
À la fin, des morceaux de chair et de cartilage pendouillaient au bout de chaque moignon comme des asticots bien gras.
C’est alors que je me suis souvenu qu’on était au Texas et pas au Mexique. À Austin on ne se fait pas descendre en pleine rue. On ne retrouve pas des cadavres pendus à des ponts ou découpés en petits morceaux dans des valises, sur le bord de la route. Personne ne reçoit de colis par la poste avec une tête à l’intérieur. Même si la plupart des politiciens le mériteraient, les narcos ne les attendent pas à la sortie du bureau pour les kidnapper ou leur vider deux chargeurs dans la gueule.
Quand tu te retrouves nez à nez avec le canon d’un flingue, ça remet en cause tout ce que tu pensais savoir. Ça brise des trucs en toi, ça chamboule des convictions que tu pensais inébranlables.
Le solide devient liquide et tout se met à couler comme de l’eau. Les choses prennent la consistance mouvante des ombres qu’on voit dans les rêves.
Le Mexique est un monstre insatiable. Un lieu sinistre où le mal se tapit dans l’ombre et où l’on risque à tout moment de tomber sur la lie de l’humanité. Mexico est une bête grise qui se nourrit chaque jour de neuf millions d’âmes. Ces imbéciles d’Américains ne s’intéressent qu’à ce qui se passe aux abords de la frontière parce que c’est tout près d’eux — ils sentent l’odeur du sang et ils voient quelques cadavres. Mais le véritable cœur du pays c’est Mexico. Un cœur noir, pollué, où des corps sont repêchés dans les égouts, où des femmes sont violées dans des bus sous des yeux qui prétendent ne rien voir, et où des gens disparaissent régulièrement sans laisser la moindre trace.
Quand tu traverses la frontière, tu quittes un endroit pour pénétrer dans le néant. Tu troques une réalité connue contre quelque chose que tu dois te forcer à croire, à accepter, à comprendre.
Quand tu traverses la frontière, tu laisses de côté une grande partie de ton identité et tu deviens quelque chose de différent, un spectre de chair composé de souvenirs brisés. Tu abandonnes ta famille, tes amis, ta langue et les rues que tu connais pour te retrouver dans un pays dont tu n’es pas citoyen, où tu n’as aucun droit, et où tu dois te terrer comme un rat par peur d’être découvert.
Le degré de pitié qu’on inspire aux autres diminue à chaque anniversaire.
Le degré de pitié qu’on inspire aux autres diminue à chaque anniversaire.