Ce qui, en définitive, classe les oeuvres de peinture, c'est la somme de sensations, de sentiments, de passions, d'observations, d'idées, que les artistes sont parvenus à y fixer au moyen d'une réalisation apparente par des formes colorées. Plus cette réalisation est complète, expressive, individuelle, plus l'oeuvre a de valeur et de portée. Si cette réalisation fait défaut, quel que soit l'intérêt du but visé, l'oeuvre n'existe pas. L'oubli de cette vérité banale est la cause de nos plus grandes erreurs dans les jugements que nous portons sur nos contemporains ; l'empressement que met le public à prendre les intentions pour des faits, lorsque les peintres,
par leur manière ou leurs sujets, caressent les goûts du jour et flattent ses habitudes, équivaut presque toujours à un véritable aveuglement.
Parmi les innombrables questions d'esthétique et de critique que peut soulever une visite au palais des Beaux-Arts, en voilà quelques-unes qui présentent, ce semble, pour notre pays, un plus grave intérêt qu'un intérêt de curiosité et que chacun s'adresse plus ou moins à lui-même en passant. Les organisateurs de l'Exposition les avaient bien prévues ; ils se sont efforcés d'y répondre en installant, auprès de l'Exposition décennale, une exposition complémentaire et rétrospective des chefs-d'oeuvre de la peinture nationale depuis 1789 jusqu'à 1878, et c'est par l'examen de cette Exposition centennale qu'on se prépare le mieux à comprendre les résultats obtenus dans la dernière période par nos contemporains, résultats abondamment groupés dans l'Exposition décennale.
En 1712, nous retrouvons Watteau travaillant d’abord pour Pierre Crozat, le riche financier, puis installé dans son hôtel, au milieu d’une admirable collection d’œuvres d’art. C’est la période décisive dans la formation de son génie. Mis en contact journalier avec les plus belles œuvres des Vénitiens et des Flamands, il les copie, les transforme, s’assimile, s’approprie, individualise à la française leur sens des couleurs et des harmonies. Mais, là aussi, «ce qui piqua le plus son goût, ce fut la nombreuse collection de dessins... Il était sensible à ceux de Giacomo Bassan, mais plus encore aux études de Rubens et de Van Dyck... Titien et Carrache qu’il voyait pour ainsi dire à découvert, le charmèrent ». Caylus ajoute que pour satisfaire son insatiable curiosité, Watteau les pria, Hènin et lui, de lui préparer des copies de ces dessins, en «nombre infini», auxquels «en quatre coups» il donnait l’effet. «C’était, je le dirai toujours, la partie de la peinture à laquelle il était le plus sensible. »
La Fontaine n'était pas en reste avec ses amis pour la joie et les fredaines. De tempérament vigoureux, de complexion aimable, facile aux tendres épanchements , prompt à s'enflammer, prompt à s'éteindre, à Reims comme à Château-Thierry il courut quelques aventures; l'écho en retentit, çà et là, dans ses œuvres, sans jamais trahir un nom de femme. Faut-il penser que, dès lors, avec son indolence incorrigible, n'apportant pas plus de volonté à diriger sa vie qu'à tenir droit son grand corps déhanché, aussi incapable d'obstination dans la poursuite que de résistance à une tentation, il s'adressait volontiers à des beautés faciles ?
Comme celle de Courbet, la réputation de Manet (1833-1883) est due en partie à la réclame directe ou indirecte. Il a eu sans doute, comme Courbet, l'intelligence de comprendre à temps la nécessité, pour l'école, d'en revenir à des procédés plus clairs, plus variés, plus souples, à des moyens d'exécution plus vraiment pittoresques, et, comme il était plus cultivé, il alla droit à des professeurs moins lourds et moins durs, aux vrais maîtres de la brosse, Hals, Velasquez, Goya.
A part l'entourage immédiat de Vasari, les peintres florentins se trouvèrent, d'ailleurs, préservés, par le bon sens indigène, de la plupart des excès prétentieux et insupportables dans lesquels s'éteignait à la même époque l'école romaine. Même chez les praticiens les moins scrupuleux et les plus expéditifs, à la fin du XVIe siècle, le maniérisme n'y dégénère pas en des banalités si fades ou si atroces. Lorsque l'heure sonna des réactions nécessaires et des recherches nouvelles, les Florentins ne furent pas les derniers à s'associer aux efforts qui se firent alors de divers côtés pour rendre à l'art italien sa vitalité.
La destruction à l'extérieur est compensée par la construction à l'intérieur. D'un saccage sort une église, chaque assassinat vaut un autel aux saints. Les Sarrasins, les Grecs, les voisins au besoin^ paient les frais de l'architecte, remplissent la caisse des consuls. En 1065, Pise, à court d'argent, fait mettre Palerme au pillage pour continuer sa cathédrale. En 1071, le doge Domenico Selvo oblige, par une loi, toute galère vénitienne à rapporter de chaque voyage une certaine quantité de matériaux bruts ou de fragments antiques destinés à rembellissement de Saint-Marc.
Aucun genre n'y a échappé, ni l'histoire, ni la décoration, ni le portrait. Ils ont commencé, naturellement, par entraîner les peintres de la vie simple, leurs compagnons de voyages et d'études, les amis des paysans, des ouvriers, des bourgeois ; ils ont fini par amener à eux les mondains et les académiciens, les artistes de fantaisie et les artistes de tradition. Leur victoire aujourd'hui est incontestable et incontestée.
Ce petit maître, alerte et charmant, des Fêtes Galantes, le peintre fantaisiste à la mode chez les gens du bel air durant la folle escapade de la Régence, nous apparaît, ses crayons en mains, comme un très grand maître. Son instinct loyal de la simplicité et de la franchise joint à son sentiment délicat de toutes les tendresses et élégances, lui fait, naïvement et délicieusement, retrouver à la fois, dans la nature, les beautés populaires qu’y avait déjà perçues le Moyen Age et les beautés aristocratiques qu’y avait goûtées la Renaissance. A travers Téniers et Rubens, Titien et Bassan, Vèronèse et Lenain, en passant par dessus la convention académique, Watteau remonte à Jean Goujon et à Fouquet, à nos miniaturistes et à nos imagiers. C’est lui qui, renouant la tradition nationale, accélère de son temps le réveil naturaliste, et prépare pour le XIXe siècle les évolutions romantique et réaliste, dans ce qu’elles ont de plus humain, de plus poétique, de plus français.
Sainte-Beuve a dit : «Le sentiment de l'art implique un sentiment vif et intime des choses. Tandis que la majorité des hommes s'en tient aux surfaces et aux apparences, tandis que les philosophes proprement dits reconnaissent et constatent un je ne sais quoi au-delà des phénomènes, sans pouvoir déterminer la nature de ce je ne sais quoi, l'artiste, comme s'il était doué d'un sens à part, s'occupe à sentir sous ce monde apparent l'autre monde tout intérieur qu'ignore la plupart et dont les philosophes se bornent à constater l'existence, il assiste au jeu invisible des forces et sympathise avec elles comme avec des âmes; il a reçu en naissant la clef des symboles et l'intelligence des figures; ce qui semble à d'autres incohérent et contradictoire n'est pour lui qu'un contraste harmonique, un accord à distance sur la lyre universelle.