En 1712, nous retrouvons Watteau travaillant d’abord pour Pierre Crozat, le riche financier, puis installé dans son hôtel, au milieu d’une admirable collection d’œuvres d’art. C’est la période décisive dans la formation de son génie. Mis en contact journalier avec les plus belles œuvres des Vénitiens et des Flamands, il les copie, les transforme, s’assimile, s’approprie, individualise à la française leur sens des couleurs et des harmonies. Mais, là aussi, «ce qui piqua le plus son goût, ce fut la nombreuse collection de dessins... Il était sensible à ceux de Giacomo Bassan, mais plus encore aux études de Rubens et de Van Dyck... Titien et Carrache qu’il voyait pour ainsi dire à découvert, le charmèrent ». Caylus ajoute que pour satisfaire son insatiable curiosité, Watteau les pria, Hènin et lui, de lui préparer des copies de ces dessins, en «nombre infini», auxquels «en quatre coups» il donnait l’effet. «C’était, je le dirai toujours, la partie de la peinture à laquelle il était le plus sensible. »
Ce petit maître, alerte et charmant, des Fêtes Galantes, le peintre fantaisiste à la mode chez les gens du bel air durant la folle escapade de la Régence, nous apparaît, ses crayons en mains, comme un très grand maître. Son instinct loyal de la simplicité et de la franchise joint à son sentiment délicat de toutes les tendresses et élégances, lui fait, naïvement et délicieusement, retrouver à la fois, dans la nature, les beautés populaires qu’y avait déjà perçues le Moyen Age et les beautés aristocratiques qu’y avait goûtées la Renaissance. A travers Téniers et Rubens, Titien et Bassan, Vèronèse et Lenain, en passant par dessus la convention académique, Watteau remonte à Jean Goujon et à Fouquet, à nos miniaturistes et à nos imagiers. C’est lui qui, renouant la tradition nationale, accélère de son temps le réveil naturaliste, et prépare pour le XIXe siècle les évolutions romantique et réaliste, dans ce qu’elles ont de plus humain, de plus poétique, de plus français.