Citations de Giovanni Arpino (33)
Tout est équation, songea avec envie Meroni en piquant sa fourchette dans la chair grillée de l'espadon : chaque minute que nous respirons contient une équation bourrée d'inconnues ; et qui d'autres que moi peut résoudre celle de Giovanni Bertola, pauvre vieillard désespéré, privé de tout, y compris du soutien de ses vénérables mathématiques ? C'est à moi qu'il reviendra de pousser son second pied dans la tombe, si le professeur n'a pas la grâce, n'a pas la chance de mourir cette nuit ou l'une de celles qui nous séparent de dimanche prochain.
Il s'aperçut que Nino Zaza inclinait savamment sur son verre une bouteille bien maquillée.
"Champagne, murmura l'homme d'une voix de velours. Grande marque. Dignes des vraies veuves françaises. Ne dites rien. Laissez-vous servir. Le moment venu, moi aussi je peux être un grand seigneur, à ma façon."
J’aimais vivre ainsi, me lever après avoir dormi tout mon saoul, n’être attaché qu’au soleil ou au froid, aller au port me promener. J’aimais m’asseoir au soleil et au vent, dans les jardins du quartier avec les vieillards arthritiques, saluer les vendeuses de fèves de la Piazza Vacchero, m’étendre dans l’herbe des collines et parler avec Mario de femmes, d’autrefois et d’après. P 26
Alors, adieu tout le monde, tous ceux qui ignoraient que j’étais là, saoul, beaucoup plus saoul qu’avant et pas aussi heureux qu’avant, le matin, ou plutôt pas heureux du tout, juste en proie au calme immense et stupide qui succède à certains bonheurs et qui permet de songer à n’importe quoi puisque tout est lointain.
C’est bien d’avoir ce genre de pensées, bien et inutile. Moi, j’aime les choses inutiles, ce sont les seules que j’arrive à mener à terme. P 45
Je n’avais jamais été un homme qui avance vraiment. J’avais vécu un tas de vies entamées l’une après l’autre comme de vieux mouchoirs par ennui, bêtise, irritation. Maintenant, ces vies me serviraient. Ce n’avaient pas été des vies inutiles, je le savais, mais des sortes de fenêtres dans une maison, des fenêtres devant lesquelles on s’assoit pour admirer des paysages incluant des gens et des arbres. Or une maison possède des murs, des portes, des escaliers, des toits et des endroits où l’on est protégé. Moi, je n’avais que des fenêtres, je n’avais pas été un bon maçon. P 85
La vérité, c’est qu’on s’habitue à vivre seul, et quand on se fait à la solitude, on n’a plus envie de se partager avec son prochain…
Je m’acheminai le long du trottoir, extrêmement las, la tête vide mais lourde. Je n’avais aucune envie de parler ; de penser non plus. En marchant, je lorgnais l’intérieur des boutiques où tout me semblait vieux et sale… J’étais si fatigué, je me sentais capable de dormir vingt heures d’affilée. Après, tout redeviendrait normal, tout redeviendrait facile. Je ne remarquerais plus la vieillesse ni la saleté. La ville me semblerait agréable, comme avant, ensoleillée et claire. P 80
"Je t'en prie, ne te justifie pas, non, vraiment ! Excuses, précisions, explications, ce ne sont que des pièces pour des vêtement déchirés" (...).
Il aurait bien aimé expliquer, dire : j'ai toujours cru dans le double décimètre, dans le compas, dans les lignes des cahiers, dans l'addition, la multiplication, la soustraction, dans les formes qui font de l'Italie une botte, l'Afrique une escalope à la milanaise, de l'Amérique du Sud un cornet de glace. Les formes indiquent, commandent, modèlent, répètent la Création. Avec les formes, nous commençons à comprendre. Les enfants : levez deux doigts de la main, des deux mains, Voilà que deux plus deux font quatre. Et le chiffre quatre devient idée, devient forme qu'on n'oublie pas. Les enfants à l'école comprennent quand on leur montre l'Amérique du Sud comme un cornet de glace. Ils rient, et ce rire aussi est une forme, grâce à laquelle ils n'oublieront plus. J'ai toujours cru en la grammaire, en les verbes "être" et "avoir", car la grammaire, y compris la conjugaison d'"être" et d"avoir", constitue une forme de justice, mais minuscule, pas celle que toi, Raffaele Cardoso, père et assassin, tu invoques - une déesse, statue dotée de balance, marbre stupide.
Même la vie la plus difficile reste la vie.
Je m'achemiinai le long du trottoir, extrêmement las, la tête vide mais lourde. je n'avais aucune envie de parler, ni d'entendre parler; de penser non plus. En marchant, je lorgnais l'intérieur des boutiques où tout me paraissait vieux et sale. Les propriétaires nettoyaient les vitrines - travail inutie. J'aurais aimé voir quelque chose de vraiment propre, neuf, rangé, pas un homme, au moins un objet. Au lieu de ça, tout était vieux et sale. C'était une vieille ville sale où vivaient de vieilles gens sales qui se déplaçaient comme des insectes dans un tronc pourri.
sa silhouette lui apparut comme une minuscule et joyeuse virgule tombée sur la page du quotidien
Le monde est destruction, et cette destruction, il l’a en lui. Tu le vois, immobile, magnifique, mais à l’intérieur, c’est un champ de ruines.
Je suis un pauvre diable, même cette joie, même cette chance me le confirment. Par moments je n'ose pas le croire; les paroles qu'elles m'a dites me retombent dessus avec violence; il me semble que je comprends, aujourd'hui, ces tragédies dont on lit ou dont on entend le récit, ces transports qui, auparavant, me paraissaient inventés, ridicules. Je voudrais que tout le monde puisse jouir de ma chance et que, en même temps, personne ne puisse m'en dérober une miette.
Et elle est quelque part dans la ville, dans la rue peut-être, elle parle et pense à moi. Déjà cette image suffit à me combler, me procure à la fois une sensation de frénésie et une immense fatigue, un épuisement de malade.
Tante Galla voue une véritable adoration à son mari. Elle ne l'appelle jamais par son prénom , mais par son titre d'ingénieur...
Cependant, malgré son teint brouillé par l'insomnie, beaucoup moins frais que celui du professeur, malgré ses épaules déjà voûtées et les rides qui creusent un triangle entre ses sourcils, oncle Serafino ne m'a jamais semblé être un homme.
Il n'y a rien de plus difficile au monde que de vivre sans lâcheté.
Des euphémismes, voilà ce que nous sommes. Des euphémismes.
incipit
J'ai toujours eu peur, mais aujourd'hui c'est encore autre chose, aujourd'hui je viens de me réveiller et je sens déjà entre les côtes un tressaillement angoissant qui bat, qui fait mal, que je n'arrive pas à calmer par la seule force de la raison.
Une grosse mouche dorée bourdonnait contre la fenêtre du palier et les murs sentaient la peinture fraîche. Découvrant, à la faveur d’un brusque virage, l’espace entre les vitres entrouvertes, la mouche disparut en mordant joyeusement l’air. Je gagnai moi aussi la fenêtre pour jeter mon mégot.
-mon père à moi est mort au Venezuela. Il fabriquait des chaussures. Il nous envoyait un dollar par lettre. Un dollar américain. Je me rappelle le facteur, qui montait dans le village en criant : il y a votre dollar, femmes ! Notre région a toujours été une région de veuves.
- la chair italienne a engraissé l'univers. Sous la terre c'est notre langue qui est la plus parlée."