Quatre garçons, quatre caractères bien différents, on attend impatiemment d'apprendre à les connaitre, de comprendre qui ils sont, ce qu'ils vont devenir et la dynamique de leur clan. Jean-Baptiste, l'artiste, mène une vie de bohème, Malcom l'architecte, Willem le comédien et enfin Jude, l'homme de loi aussi ambitieux qu'énigmatique, dont les origines se perdent dans les traces d'une enfance et d'une adolescence mystérieuses. Ce sont quatre jeunes hommes, un peu perdus, qui se cherchent une voix, une famille, en particulier Jude et Willem qui perdent peu à peu toute attache. Nous voilà face à un quatuor déséquilibré, où a priori deux d'entre eux partent mieux armés dans la vie tandis que les deux autres restent étroitement liés par ce sentiment d'abandon. Tous ont brillamment réussi, et pourtant. Derrière la réussite se cache cette forêt de secrets indicibles, que chacun perçoit, que chacun d'entre eux met tant de force à dissimuler. Et Jude. Surtout Jude.
Assez vite, enfin après de longues présentations en bonne et due forme avec nos jeunes hommes car le roman n'est pas exempt de certaines longueurs, on comprend que tout va s'articuler autour de Jude, le plus indéchiffrable d'entre tous, ce jeune homme à la jambe abîmée qui lui donne une apparence d'homme usé. Un homme insaisissable, même pour ses amis, qui pour préserver leur amitié, lui épargne toute curiosité mal placée. Nous y voilà, nous touchons enfin au fil conducteur de ce roman, nous commençons à percevoir ce qui se cache derrière cette carapace que s'est construit Jude, après les trois longs portraits de JB, Malcom et Willem. Hanya Yanagihara est d'autant plus habile à traiter son sujet, qu'elle prend le temps de disséminer ici et là différents indices sur son passé, lesquels engendrent en réalité plus d'interrogations qu'ils n’amènent de réponse. On pressent, on subodore, on imagine, on doute, on soupçonne, dans l'attente d'un début d'une piste à défaut d'une réponse. Jusqu'à ce que l'auteure américaine se décide enfin à lever un peu le voile, pas totalement, non, mais de façon épisodique, parce que la lumière de la réalité est en vérité un peu trop aveuglante. L'effroi ne m'a pas quitté, entre deux épisodes narrés au présent, j'ai continué à lire, un peu vidée, sonnée par la violence du récit. Daniel Mendelsohn, l'auteur et critique américain, a, à ce sujet, déclaré que les représentations de la violence y sont trop souvent gratuites et exagérées pour être honnêtes et que par ce moyen Daniel Mendelsohn trompait ses lecteurs. "My larger point was that Yanagihara’s slathering-on of trauma is, in the end, a crude and inartistic way of wringing emotion from the reader—an assaultive repetitiveness that can hardly claim to be one of the “techniques…designed to lead us by degrees into a realm of authentic emotion and aesthetic bliss” that Howard rightly mentions as a hallmark of a genuine novelistic achievement" (The New York Review of Books, 17-12-2015). Certes, certains passages sont pour le moins durs, mais ne contiennent rien d'autre que les pires maux de notre société. Est-ce que le mutisme, l’atténuation de cette violence ou la litote auraient été mieux adaptés pour rendre le propos plus percutant? Il ne me semble pas, tout du moins dans le cas ici présent d'Une vie comme les autres. Je n'ai jamais eu la sensation que notre romancière tendait vers le voyeurisme, en outre il y a des sujets, qui sont intrinsèquement violents, que très honnêtement, je ne vois pas vraiment comment on peut traiter de façon à ne heurter qui que ce soit. Je crois, au contraire, qu'elle a su traiter le sujet de manière à ce qu'il soit et reste crédible. Et puis il semblerait que Mendelsohn se mette davantage dans la peau de l'écrivain que du critique en sous-entendant à Daniel Mendelsohn ce qu'il aurait dû écrire, et la façon de l'écrire, ce qui a tendance à légèrement m'agacer.
Et là, mon cher Daniel Mendelsohn m’amène à évoquer les ravages du silence, puisqu'au fond ce Jude, dont personne ne sait rien, personnifie cette incapacité à parler. Vous l'aurez surement deviné à la couverture du livre, Hanya Yanagihara ne nous invite clairement pas à une petite virée sympathique au bord de l'Hudson.
Et à travers le personnage de Jude, qui ne parvient pas à s'exprimer et à raconter, à se raconter, l'auteure exprime les ravages de ce mutisme, ce cadenas qui verrouille l’intériorité de Jude, qui n'a pas pu trouver d'autres façon d'exprimer son ressenti qu'en se retournant contre lui-même. Voilà ce que je retiens, le contraste significatif formé par ce maudit silence dans lequel il s'est laissé engloutir avec ce flot de révélations. Avec bonheur, les relations entre ces quatre amis, quatre garçons totalement différents, donnent cependant un peu de légèreté à ce roman. Je déplorerais simplement que deux des quatre personnages soient moins exploités que les autres et deviennent de plus en plus transparents au fur et à mesure que les pages se tournent.
J'aimerais revenir sur une autre critique, qui me chiffonne autant, de Daniel Mendelsohn, lequel reproche à Hanya Yanagihara de se permettre de parler de personnages appartenant à la communauté LGBTQ, et de toutes les problématiques y afférant, alors qu'elle est elle-même hétérosexuelle. Aucune intention de ma part de créer un débat mais je trouve cette critique tout de même aussi bien limitée que de mauvaise foi dans la mesure où on ne demande pas, fort heureusement, aux auteurs de s'identifier à leurs personnages et inversement. Nombreux sont les hommes, et on saluera Flaubert parmi tant d'autres, qui ont inscrit leur récit sous un éclairage féminin. Qui aurait donc eu l'idée de leur reprocher de créer des personnages qu'ils n'ont pas la capacité de comprendre? Il me semble évident que les problématiques LGBTQ ne sont pas forcément, peut-être, toujours assimilables par les personnes non concernées mais le propos de l'auteure n'était surement pas de faire de quelconques revendications dans ce sens. Il y a tant de choses critiquables dans un roman que je trouve dommage de reprocher à une auteure de construire des personnages qui ne lui ressemblent pas. Est-elle plus apte à se mettre dans la peau de garçons hétérosexuels qu'homosexuels, vraiment?
D'ailleurs sur ce point-là, je trouve plutôt intéressant que justement une femme emprunte le point de vue d'hommes, de quatre hommes, ce n'est pas si souvent que l'on rencontre ce genre de cas, il me semble que d'habitude c'est plutôt l'inverse. Et justement, je trouve cela plutôt réussit, la cohérence est là. Hanya Yanagihara a accomplie un sacré travail d'écriture, et notamment psychologique. Elle soulève d’intéressantes questions,
celle des défaillances d'un système social et éducatif, où ceux qui passent à travers les mailles de ce filet administratif, sont trop souvent laissés pour compte; Jude se dit être un coureur de fond dans son enfance, mais comme tout bon marathon, celui-ci a une fin.
Avec ses 1110 pages, c'est un roman très dense, très riche en émotion, dont on arrive difficilement à se séparer. Et le miracle, c'est que l'auteure parvient à nous tenir en haleine jusqu'à la toute fin du roman, que l'on accueille avec soulagement, certes, car l'histoire que nous narre Hanya Yanagihara est l'une de celle qui marque l'esprit. Mais sans avoir pour autant donner l'envie de se replonger dedans, parce que votre esprit a besoin de temps pour assimiler, s'approprier le roman, ses personnages, réfléchir, et puis digérer. Parce que la fin d'une lecture ne coïncide pas forcément au moment où l'on repose le livre. Je crois que c'est un nom à retenir, qui va sans douter compter ces prochaines années car avec la richesse de son texte, j'imagine qu'elle a encore beaucoup de choses à nous dire.
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