Si Ihsan Efendi le Long s'était mis en tête de faire une mappemonde, il caressait l'idée de découvrir de nouveaux continents sans bouger d'un pouce, différent en cela de tous les autres explorateurs. Il pensait avoir trouvé le secret de cet exploit qui semblait a priori impossible : il était notoire que les rêves naissaient de ce que l'âme se détachait du corps pendant le sommeil pour parcourir des lieux divers ; or si, pendant le sommeil, l'âme se détachait du corps pour aller de contrée en contrée, il eût été absurde que le corps s'avisât à son tour de se rendre, au prix de mille peines, dans des lieux que l'âme avait déjà visités. Ce n'était donc pas la peine qu'il fasse lui-même la route à l'instar des autres explorateurs.
Il rêva qu'il était dans un désert infini : après avoir traîné dans le sable pendant des semaines, il aperçut une mare au bas d'une dune et se dirigea de ce côté pour se désaltérer. Ce n'était pourtant pas une mare mais un miroir. Près de lui, un tigre le lorgnait du coin de l'oeil et lapait bruyamment le miroir comme si c'était de l'eau. Quoiqu'il dût sans doute apaiser sa faim après avoir satisfait sa soif, Ihsan Efendi le Long n'eut point peur : ce n'était qu'un songe. Il s'agenouilla pour se regarder dans le miroir et vit, à la place de son propre visage, celui de son fils Bünyamin. "Je suis entrain de rêver, se dit-il, je ne puis en douter. Je suis entrain de rêver. Donc je suis. Je suis, certes, mais qui suis-je ?