Éloge du silence
Loué sois-tu silence qui entoure la pensée
Le mot ne vient qu’après. Mais entre lui et la pensée
Qu’il exprime, il y a cette bande suave de silence
Comme un jardin entre la maison et la haie-vive.
C’est ainsi que le nageur avant de plonger dans l’eau
Emplit ses poumons et retient son souffle
C’est ainsi que l’idée – qui était temps – devient parole – qui est espace
C’est ainsi qu’entre poème et vers se situe le blanc.
Et peut-être qu’autour de la vie même il y a ce silence
Qui la sépare et l’unit à la mort : cette bouche d’air
Entre le corps et le vêtement. Car si la vie
Est la pensée, la mort est le contour qui l’exprime.
Mais si l’oreille entend le mot sans rien savoir
De la muette musique enfermée en ses murs
De la mort chacun sait le glorieux silence
Sans deviner la forme où celui-ci est clos.
Tu étais l’écho
Qu’importe le vent
Le reflet dans l’eau
D’un nageur défunt.
Car l’ombre nous suit comme une bête fauve
Qui attend un moment de faiblesse pour nous assaillir
Pleine d’amour et de haine, s’accrochant à nos pieds
Pour nous tirer au fond d’un puits de solitude.
Piano
Le sang a sonné des heures dans le passé,
Les peupliers se tiennent par la main proverbiale
Pluie élégante dans un cahier anglais
Jusqu'à la pensée la saison est en métal
Tout oiseau est une affiche céleste
Combien cher calendrier compartiment
Dans le tube le champ enroué magistral
Le train courtois a joué au football
Ici la ville s'est ouverte comme un porte-cigarettes
Sur le trottoir tard réverbères n'en font qu'à leur tête
Magnétique le pont au-dessus des maisons noué
Des anges passent au travers du rhumatisme coloré
La voix appelle des gravats À SUIVRE
(traduit du roumain par Vincent Iluțiu)
Tu te penches vers toi comme vers l’assiette du ciel peinte
de couleur
Tu rôdes autour de toi comme autour d’une maison dont tu
aurais
Oublié le numéro
Tu sonnes tu cries tu appelles le propriétaire tu lui demandes
si c’est toi qui habites en toi
Panique panique
Le désespoir jette des signaux
L’effroi dénoué coule jusqu’aux chevilles
Tu cherches tes sandales ton souvenir tes épaules
OÙ SUIS-JE ?
Quelle est la longitude de ton cœur ?
Tu essaies de te ramasser toi-même parmi les restes de la
nuit
LE MÊME
UN AUTRE
UN AUTRE
LE MÊME.
Rien n’obscurcira la beauté de ce monde
Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance
Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,
L’amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,
La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,
Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Nulle défaite ne m’a été épargnée. J’ai connu
Le goût amer de la séparation. Et l’oubli de l’ami
Et les veilles auprès du mourant. Et le retour
Vide, du cimetière. Et le terrible regard de l’épouse
Abandonnée. Et l’âme enténébrée de l’étranger,
Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Mes amis, mes montagnes
A Claude Sernet.
Extrait 5
Prenez-moi avec amour avec bonté dans vos bras
Et j’aurai du courage
Je frapperai l’océan comme un tambour géant
Je mettrai les poissons à la place des mots
Reluisants silencieux
Les arbres les étoiles traverseront mes larmes
Donnez-moi une grande affection
Amis doux protecteurs invisibles
Vous entendez l’appel vous répondez au charme
Et vous voilà devant moi
Conseillers taciturnes bienveillants énormes
Montagnes.
Mais au plus fort de la nuit quand les étoiles éclatent
Et quand leurs feux se croisent dans la pupille du ciel,
De nouveaux univers naissent dans le silence
(" L'apprenti fantôme ", 1938)
Je parlerai du pied, car c’est là,
Dans la boue, dans la poussière où le soc de la charrue
Coupe le jour en deux comme un ver qui se tord
C’est là dans l’herbe et dans la route qui s’essouffle
C’est bien là que s’arrête mon regard.
Que la tête affronte – si elle le veut – les étoiles
Que le front et les tempes se parent de boucles de nuages,
Que tout le corps s’élance en l’air et vacille comme une flamme
Et qu’il veuille s’enfuir et que les bras se tendent
Vers un azur insaisissable ! C’est le pied que je chanterai
C’est lui le sage, l’intrépide, le silencieux, le dénué de parures
C’est lui le rugueux, le tapi dans l’ombre, le frère
De l’écorce de l’arbre et de la fougère et de la pierre
C’est lui qui mieux qu’une oreille reste collée à la terre
Et longuement écoute le parler des profondeurs.
« Poème pour glorifier le pied », illustrations avec dix-sept pointes sèches de Madeleine Follain Thinès, La Goutte d’Or, 1971.
J’étais des vôtres
C’est vers vous, hommes de l’avenir
Que va ma pensée.
Et je veux que vous vous exclamiez
« Il était des nôtres », quand vous lirez mes poèmes.
Des terrasses claires. Un travail joyeux
Fait pour le bien de tous. Et un amour immense
Comme un fleuve qui mène vers la mer toutes les rivières
Pour réunir les hommes et les peuples sous un même soleil.
Tout est à vous maintenant. Et les vallées et les monts
Parmi lesquels les saisons distribuent leurs forces,
Et l’océan majestueux. Et les aubes. Et les couchants,
Dont seuls quelques-uns pouvaient dire auparavant : « Vous êtes si beaux ».
Se souvient-on encore parmi vous des hommes de mon temps
Qui donnaient leurs yeux, leurs poumons pour un repas et un lit pauvres ?
Leur vue s’en allait avec la fumée par les hautes cheminées des usines
Leur souffle, leur jeunesse se transmuaient en lumières et en cristaux éclatants.
O ! Ils étaient tous loin, tristes, dans les ténèbres
Ils ne prenaient point part aux joies qu’ils avaient créées.
Leur souffrance, leur agonie obscure, pareille aux huîtres
Dont on nourrit la mort pour en extraire des perles.
« Ces avenues somptueuses ! Ces jardins comme des coupes
Où le champagne le plus fin des confidences, mousse.
Et les vitrines si attrayantes comme de vastes timbres-poste
Où tous les climats, toutes les vacances se rencontrent,
N’ont-elles garde nulle empreinte de ces mains âpres,
Douloureuses, des hommes qui n’ont droit à rien ? »
Je disais souvent ces paroles. Mais j’étais pareil à l’étranger
Oui parle au milieu d’une foule, une langue inconnue.
Car j’étais des vôtres, hommes de l’avenir
Et c’est vers vous qu’allait ma pensée
Comme vers l’océan de la soif future
Les chevaux blancs des sources et leurs crinières d’écumes.
***
La Poésie commune (G.L.M, 1936)