Citations de Jacques Darras (113)
*
la floraison est l’occasion exceptionnelle du temps
qui se fait calendrier
à lui-même
dans l’imprécision nuageuse instantanée –
nous prêtres vicaires
à l’autel de nos tables communions avec les yeux
la pensée nous murmurons
des salives des sucs
vaguement intestinaux bourdonnants butineurs
de la saison viagère
voyageurs en rondes en ronds
autour de la fascinante couleur blanche qui excuse
qui rachète toutes les déclinaisons
temporelles futures –
buvons oui buvons le vin consubstantiel de l’arbre prunier
avant que la vendange automnale ne le
récolte dans son pressoir
son cellier
ses foudres poétiques poussiéreux et obscurs –
vivre est d’abord un partage
des humeurs
simultanées
*
*
il se dépouillera
il rentrera dans l’ordre légal de la nature verte
il s’harmonisera avec la banalité de l’herbe
il fera la proposition de ses fruits sa récolte
en temps ponctuel
il se blessera furtivement dans l’éclatement de ses chairs
contre le sol
nous ne l’assisterons plus alors
nous ne le plaindrons pas avec nos compassions imagées
il pleurera de tout son destin d’arbre
automnal
sans nous
qui ramasserons ses fruits avec sélection avec dilection
prudente
ne communiant qu’avec le sucre de l’un
ou l’autre
intact
humant l’esprit quintessencié
de la saison
au fond de nos bouches muettement satisfaites pour
le présent
Variations sur un prunier en fleurs
Luminaire blanc j’en suis l’abeille
humaine, chantonnant avec mes mots
une petite musique du matin
qui serait comme prière laïque à la pluie
à la vie dispensant de s’agenouiller
dans la mousse de la prairie
où cette torche saisonnière blanche
éclate pyrotechnique
fixe pour les yeux ébahis l’enfance
renaît à la lumière lorsqu’elle voit tel arbre
marial en Mars tardif faire déclaration d’état-civil
inouïe comment la baptiserons-nous
puisque la déclinaison des images
ne cesse de descendre vers le sol alors qu’il
faudrait candélabre ascensionnel
neuf où suspendre nos exvotos – non le poème demeure l’insuffisance
de la matière à se célébrer
elle-même !
*
Me réveillant à l’automne 2010 d’une secousse cardiaque qui eût
naturellement pu m’allonger pour le compte, j’ai réappris mon corps avec
patience, endurance et ténacité tout un hiver, au cœur de la forêt de Compiègne,
en compagnie d’autres infortunés mes égaux. Le printemps 2011 fut une
explosion de fusées blanches et vertes. Jamais depuis l’enfance je n’avais vu
avec une telle intensité, une telle incrédulité la souriante nécessité des fleurs,
aubépines ou pruniers. Le bouquet de poèmes qui suit a été taillé dans un massif
floral nettement plus touffu. Je l’offre à qui a déjà senti, dans son propre corps,
ce miraculeux effort qu’exige de nous la vie. (J.D.)
Car la poésie est reliée profondément au plus ancien qu’il
s’agisse des formes les plus reculées d’oralité, ou des
communautés tribales réglées par le mythe. Elle est reliée à la
vérité, au sens de décision de « ne pas oublier ». Elle est reliée au
non-conceptuel […]. Elle est enfin reliée au cosmos, car elle
amoindrit la place du sujet-roi, et fait « revenir le monde » dans un
voyage « au-dehors ».
Le poète, voyez-vous, a le sens de l'image.
Il dit que l'homme c'est "comme", qu'il n'y a d'homme
Qui n'ait en lui l'image d'un "comme il s'aimerait".
Connaissance ? "Comme", l'essence. Toujours se comparer.
Surtout ne va pas croire que la littérature
Ait influence sur rien. Ecris-la, déjà bien
Qu'on trouve à l'éditer. Au grand jour qu'elle paraisse
Fera peut-être qu'un jour elle sera méditée.
Brueghel sur l'Al
Extrait 4
Nous avons l'art de l'éphémère à la
Vitesse conjugué
C'est réalisme plus abstraction
Pollock ou Kline
Ou De Kooning
Sont de vieux cons
Des chevalets
Américains moteurs bridés
Rien d'exotique comme d'être chez soi dans son cercueil
« Tombeau ouvert »
Dit l'expression
C'est bien trouvé c'est trop concret
« En suspension
Pulvérisée »
Est plus précis
Est plus abstrait
« Poussière volante sans les sabots »
Plus imagé
Voilà voilà ! nous recherchons
L'image mirage
D'où fut extraite l'essence qui
Jusqu'au plus fin de l'explosion
Coïncidât
Avec elle-même
Via grain de sable accidentel
L'essence nue
L'essence même
L'essence ciel
Piges-tu piges-tu snap je dat
Mijn Brueghel ?
Brueghel sur l'Al
Extrait 2
Prudence ! Doucement je déboîte
De mon couloir de droite
Dont le marquage
Au sol, pointillés blancs à la
Peinture, va s'effaçant,
J'enclenche la deux, la trois, la quatre,
Je multiplie cinq fois un cinq, c'est
Fait, je file, je vais, je fends
En moi-même riant
De la souplesse, de la vitesse que mon
Chez moi motorisé,
Mon canapé ambulant,
Mon gisement pétrolier personnel raffiné
M'octroie,
Me tend — cent dix cent vingt, rappelle-toi
Que la limite autorisée
Ne dépasse pas cent trente à l'heure
Ah ! quelle joie
D'être un artiste avec le Temps
Brueghel Brueghel
Oui t'égaler !
…
"Qui est pure apparence d'individualité, tant les gens ressassent le même langage." Jacques Darras.
"J'ai tendance à croire que nous aurions un public si nous arrivions à nous fédérer." Gabrielle Althen.
"Il s'agit de reconstruire une scène poétique. C'est tout à fait à portée de voix et d'action. (…) C'est bigrement difficile de sortir de ce que j'appelle notre enkystement poétique. Qui est pourquoi nous n'arrivons pas à réunir dans notre poésie la scène mondiale, la scène esthétique et la scène métaphysique." Jacques Darras.
"Une toute petite lueur d'optimisme (ironique) consisterait à remarquer que la poésie est sans doute entrée la première dans cette période transitoire du renouvellement des technologies d'impression ou de reproduction. Entre le livre traditionnel d'un côté, le livre électronique et internet de l'autre. Et que cette crise éditoriale que connaît la poésie dans les grandes maisons d'édition la place sans doute en position pionnière dans l'édition à venir." Jacques Darras.
"Ce que nous constatons aujourd'hui, ce sont des hommages à des poètes individuels. Je suis bien placé pour le savoir. Comme si nous allions, de plus en plus souvent, nous faire les thuriféraires les uns des autres, à la fin de nos existences, le troisième quart de nos existences. J'appelle cela la promotion des poètes par ancienneté." Jacques Darras.
XXXV
Berne
5/Extrait 1
Plantigrade d'en haut les montagnes le ciel.
Peintre abrupt.
Plutôt qu'abstrait.
L'Art pour l'Aar.
Auserwählte Stätte 1927 Lieu d'élection.
Der Burghügel 1929 Colline au château fort
Die Stadtburg 1932 Château fort de la ville
Peu de toiles plus plates flamandement plates
qu'un Klee.
Tout à coup la ville dans la paume la main à mi-pente.
Klee met la ville à plat l'œil seul choisit par la couleur.
Ville chromatique pour ours musical cri de tanières
sombres.
« Ma main est tout entière l'instrument d'une
volonté lointaine. »
…
XXXV
Berne
3/Extrait 3
Horloges humaines avec un cœur nous ballons brinquebalons
balançant bras jambes.
Dressés sur nos pattes arrière nous sommes des ours qui
progressons.
Parfaite explication au tableau noir au tableau vert
Monsieur Einstein merci.
Je comprends ai compris soudain la relativité je dessine
une rivière.
Une épingle boucle d'eau contournant par le pied une
citadelle.
Laquelle plus basse que les collines qui la dominent
s'abaisse au torrent.
Ainsi nous concentriquement enkystés dans le Temps-Terre
Oberland.
Pouvons selon les marches de l'escalier soit descendre
jusqu'à l'animalité.
Soit remonter à l'air ou avancer à pas circulaires tout
autour des créneaux.
…
XXXV
Berne
3/Extrait 2
Nous marchons dans Kramgasse c'est dimanche le
ciel est bleu.
Que le ciel soit d'une pureté d'éther ce dimanche-là
a son importance.
Des drapeaux cantonnaux vert rouge décorent les maisons
jaune vert.
La pente les arcades suggèrent la neige au beau milieu de
la saison.
La pente tourne autour de l'axe du regard qui coupe
droit aux cimes.
La descente dévale comme torrent de pavés vers le
lit de l'Aar.
La torrentueuse inclinaison de l'espace avance vers son
invitation.
La pente-torrent nous dit nous instruit que le Temps est
chute douce.
Dimanche chute douce le poids des horloges épouse la
pente d'inertie.
…
XXXV
Berne
3/Extrait 1
Il peut parfois se produire que ridée de bonheur
prenne corps.
Emprunte le corps d'une rue passante le vôtre y
passait à l'instant.
Prenons l'exemple d'une après-midi de septembre
de date connue.
Le 6 septembe 1992 tu nous vous je ils furent
ensemble.
Nous se conjuguant à plusieurs pronominaux
dans Kramgasse.
Kramgasse la rue principale de Berne en pente
vers la rivière Aar.
Mettre les horloges au présent de simultanéité
pour la circonstance.
Deux nous fûmes deux nous sommes appelons-les
Albert Mileva.
…
XXXV
Berne
2/Extrait 1
Non ! — la ville de Berne dit non à toutes les géographies
conventionnelles.
Berne se situe dans l'ordre géométrique à plusieurs
dimensions.
Berne tient davantage du poème que de la ville.
Berne est poème naturel transformé en légende avec ours.
Ce sont les ours qui ont rendu le poème habitable.
Il fallait que des animaux soient là au commencement.
Les ours sont animaux qui habitent les anfractuosités.
Voici une ville j'y bernerais bien dit l'ours.
Qui connaissant ses conjugaisons sait que dans hiberner
il y a Berne.
On ne berne pas un ours sur l'hibernation.
…
XXXV
Berne
1/Extrait 2
Respiration.
Respiration la voiture file.
Vous montez 2 389 mètres plus près de votre âme.
Moleson Vanil Noir Dent de Ruth Dent de la Brenleire
la Berra Kaiseregg.
Entre Pfyffe Schwayberg s'échappe le Sense la Sense
elle il court vers l'Aar.
Revécût-on sa propre vie dans un instant d'eau étincelante
ce serait ici.
Fondant à soi-même comme chocolat vert.
Comme troupeau de cimes neigeuses se dissolvant.
Pays-Bas Pays-Haut le protestantisme aura choisi
la Vache plutôt que l'Agneau.
Le lait quand on le cuit fait géographie pacifique.
Il faut réécrire l'Évangile de manière apocryphe.
L'Histoire respire mal en altitude méditer devient
pesanteur difficile.
Nous seuls empêchons le ciel de venir jusqu'à nous.
XXXV
Berne
1/Extrait 1
E 27 Lausanne s'élève au-dessus du lac les voyageurs
entrent en pays d'eau d'herbe lumière conjuguées.
De préférence choisir matin bleu.
Matin Guide bleu ouvert sur les genoux comme Bible
protestante.
(Salut à l'autostoppeur Roland Barthes au passage.)
Ensuite viennent la Glane la Jogne la Sarine.
Ensuite viennent les clochettes d'eau teintant au cou
des montagnes.
Montagnes paissant paisiblement descendant lentement
vers vous.
Montagnes aux fleurs d'alpage broutant à même la pupille
des vaches.
…
POSITION DU POÈME
Extrait 3
tout à coup on voit passer le poème
on le voit passer de sa place
de la place où il s’assied
il ne nous voit pas
il ne voit pas qu’on est assis à sa place
il ne voit pas qu’on le voit
le poème est dehors
le poème est derrière la vitre
on ne sait pas ce qu’il voit
on le saura à son retour
le poème revient
le poème ne s’éloigne pas
on ne connaît pas de poème qui soit jamais parti
définitivement
pour toujours
cela ferait un vide
le poème est domestique
le poème est sauvagement domestique
il ne tient pas en place
il tourne sur place
il tourne sur lui-même
attention le poème va rentrer
le poème rentre
il a l’air d’un poème qui a pris l’air
il est inspiré
il plie les genoux
il se carre dans son cadot
la paille crisse
il pose les doigts sur le clavier
on entend la musique des touches
c’est un ravissement
je ne connais rien de plus beau que la musique des touches
écoutez
POSITION DU POÈME
Extrait 2
les touches du clavier sont noires
ne touchez pas aux touches s’il vous plaît
le poème est assis
le poème est en train de s’écrire
il est interdit de parler au poème
do not disturb
non ce n’est pas de l’anglais
le poème est écrit en français
le clavier est fabriqué en Allemagne
made in germany
c’est un clavier adler
mais le poème est français
cela se reconnaît
à la façon dont le poème est assis
le poème n’est pas assis sur le monde
le poème est assis dans son fauteuil
on voit le fauteuil
on voit un coin de monde
mais on voit aussi le fauteuil
on voit surtout le fauteuil
c’est un « cadot » picard
c’est un « cadot » traditionnel en paille tressée
c’est un « cadot » paysan
il n’y a plus de paysan
ceux qui restent préfèrent le formica
les statistiques sont formelles
les paysans d’aujourd’hui préfèrent le formica
une statistique n’est pas un poème
le poème est une fausse statistique
les statistiques sont une salle d’attente
les statistiques attendent qu’on les appelle
si personne ne les appelait les statistiques ne bougeraient pas
les statistiques ont besoin d’un docteur
attention le poème va se lever
les statistiques se soignent
attention le poème se lève
ne restez pas dans ses jambes
le poème est sorti
le poème laisse son fauteuil vide
à la place du poème on voit ce qu’il voyait
on voit des fleurs de trèfle blanches
on voit un toit de tuiles rouges
on voit un carré de ciel gris
on voit le monde
…
POSITION DU POÈME
Extrait 1
il est assis
il a les genoux pliés
il voit le monde
il voit des fleurs de trèfle blanches
il voit un toit de tuiles rouges
il voit un carré de ciel gris
il ne voit pas le monde
il est le monde à lui tout seul
il peut changer de place
il peut se lever
il pourrait s’éloigner de sa table
il irait dans la cuisine
parmi les couteaux métalliques
parmi les fourchettes acérées
parmi les casseroles bouillantes
il se couperait une tranche de monde
il mordrait dans le monde à belles dents
ici il voit le monde avec les doigts
il compte le monde sur un clavier
il écrit une partition
la partition s’appelle le monde
c’est une partition en sol mineur
en ciel majeur en tuiles diésées
en trèfle blanc
en genoux pliés
…
Ambiguïté des roses
Sonnet 35
1ère version
Cesse donc de te faire grief des fautes par toi commises :
Les roses ont des épines, la boue corrode les fontaines,
L'éclipse ennuagée macule sans différence la lune ou le soleil,
La feuille la plus juteuse de sève sert d'asile au cancrelat.
Nous faisons tous des fautes, moi-même le premier
Qui à l'instant offre comparaison à tes crimes
Et par souci de les blanchir m'ouvre du même coup à l'accusation
D'abuser d'hyperbole quant à leur degré de gravité ;
Car si tu as péché c'est par les sens auxquels j'apporte sens
(Ton adversaire, regarde, je le retourne ton avocat !)
Plaidant ce faisant, légalement contre mon cas.
J'ai tant de guerre civile en moi entre l'amour la haine
Que je ne puis pas fatalement ne pas me retrouver complice
Du si doux voleur qui me vole amèrement à moi-même.