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Citations de Jacques Josse (55)


Je suis de retour, dit-il à l'homme qui l'invite à prendre place sur le divan. Je rentre après deux siècles d'errances. Mon périple est parsemé de fines poussières. J'ai longuement marché, une bougie à la main, de hameaux déserts en zones désaffectées, avançant entre les murs de suie et des troncs d'arbres calcinés. Tout autour, le chant des grillons peuplait la nuit. Au loin, l'enfant que je fus jadis pleurait apeuré dans le lit froid où ont dormi tant de morts.
Je suis sans âge, couvert de cendre, contraint de traverser les générations pour souffler sur les braises de la mémoire familiale.
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Il s’en veut, tire sur sa cigarette, essaie de rester calme, accepte mal d’être devenu cet homme vieillissant qui vient de basculer dans l’un de ces trous désaffectés qu’il parvenait auparavant à éviter. Sous ses pieds, le sol est spongieux. Il cherche une pierre ou une branche où s’agripper mais tout autour les parois de terre friable s’effritent dès qu’il s’y accroche. En haut, les corbeaux assistent à sa déconvenue et changent de peuplier en croassant fort. Ils en appellent d’autres qui rappliquent en nombre. Il regrette de ne pas avoir emporté son fusil. Il en aurait fait taire quelques-uns. Quand il était jeune, il aimait grimper aux arbres pour dénicher leur nid et gober les œufs mouchetés qui s’y trouvaient. Il faisait un vœu à chaque fois qu’il en avalait un.
Il a toujours éprouvé des sentiments mitigés vis-à-vis de ces grands oiseaux. Il ne déteste pas leur dégaine de rapaces repus qui se dandinent dans les champs fraîchement ensemencés. Il est impressionné par le radar intérieur qui leur permet de s’éjecter au dernier moment, et toujours du bon côté, dès qu’une voiture vient perturber leur banquet improvisé au bord des routes. Il les a souvent repérés en train de nettoyer des carcasses de lapins. Les a surpris tournoyant autour des silos à grains. Les a observés qui volaient en rase-mottes à la sortie des cours de fermes en escortant le camion de l’équarrisseur. Il a hésité à en dégommer un qui faisait le guet, un soir de brume, juché sur l’antenne télé d’une maison où l’on attendait qu’un moribond passe. D’autres images encombrent sa tête, toutes venues de ces automnes pluvieux qui broient ses os tandis qu’il essaie de s’extraire avec lenteur du trou poreux. Une force inconnue le tire vers le bas. Ses doigts rabougris ne lui sont d’aucun secours. Il a envie de hurler mais sa voix chevrotante ne porte presque plus. Là-haut, les oiseaux perchés se penchent et le regardent s’enfoncer. Ils émettent des sons rauques et brefs, comme s’ils cassaient du bois sec. En réalité, ils discutent entre eux. Ne se moquent pas. Se demandent simplement si le type à casquette qui s’est bêtement laissé piéger va réussir à s’en sortir. S’il va enfin se décider, lui qui ne parvient pas à saisir le moindre mot issu de la langue corbeau, à baisser les yeux pour découvrir le bel enchevêtrement de racines qu’ils ne cessent de pointer du bec et qui affleure à hauteur de son tibia gauche. Pour l’instant, il n’a toujours pas remarqué ce point d’appui qui lui sauverait la mise. Une buse, posée sur un piquet de clôture, le fixe également. La jeune renarde, qui serre une poule faisane dans sa gueule et qui s’est arrêtée en haut du talus, en fait autant. Tous l’observent et espèrent que le dénouement interviendra avant la tombée de la nuit. (« En mauvaise posture »)
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Un homme marche sur les quais. Casquette vissée sur la tête, il s’enfonce dans la pénombre et ne redevient visible qu’en zone éclairée. Sa longue silhouette passe sous le halo blanc d’un lampadaire. Il avance bercé par le brouhaha incessant de la mer du Nord. Il croise les promeneurs et les fumeurs de pipe. Une écharpe bleue cache son cou décharné. Cet esseulé, qui fut en son temps voyageur au long cours, en a presque fini avec ses errances maritimes. Il lui reste un ultime rendez-vous à honorer. Il s’y prépare depuis des mois. Et sait qu’il ne doit plus tarder s’il veut garder la maîtrise de son destin. Il se quittera dans la nuit. Ainsi en a-t-il décidé. Demain matin, il ne sera même plus l’ombre de lui-même. Son testament est calé dans le bagage léger qu’il porte à la main.
Il a pris place à bord du tramway lent qui longe la côte depuis La Panne pour venir jusqu’ici. C’est un vieil écrivain, qui l’a hébergé là-bas, qui lui a suggéré ce parcours lent et silencieux avec de nombreux arrêts en cours de route. L’hôtel, où une chambre avec vue sur mer lui est réservée, sera sa dernière escale. Auparavant, il ira se frotter aux embruns, offrira son visage au vent et restera immobile sur le haut de la digue. Il regardera les centaines de lucioles multicolores qui illuminent la façade des ferries en partance vers le Kent et se penchera pour deviner, derrière les troncs noirs des brise-lames, les bras levés des suppliciés morts ici même durant la dernière guerre. Il portera une fiole d’alcool fort à sa bouche, avalera une goulée en fermant les yeux et pensera à ces vies brisées. Il égrènera les noms de quelques-uns des ports où il lui est arrivé de tordre le cou à la mélancolie en montant des escaliers étroits guidé par le déhanché tigré de celles qui voulaient bien lui louer un peu de leur corps. Il y interprétait généralement une pièce en un seul acte. À l’époque, son gicleur impatient se tendait et gigotait en répondant du tac au tac dès qu’on le sollicitait. Il y songera sans nostalgie aucune. Cela était mais n’est plus. Les traitements contre la maladie en sont en partie la cause. Il ira ensuite s’asseoir dans un restaurant de la vieille ville. Y dégustera un repas composé de harengs fumés et de pommes de terre qu’il arrosera d’une bière locale. Il en déflorera la mousse en l’écrémant du bout des lèvres. Sa table donnera sur une ruelle pavée. Il posera les yeux au dehors tout en s’imprégnant des paroles prononcées par les autres convives. Avant de partir, il verra peut-être Arno Hintjens passer en se dirigeant d’un pas lent vers le casino. Ou bien ce sera Jean-Marie Flémal, le longiligne Zappa des brumes, l’auteur du Boulevard de la déglingue, qui s’arrêtera sous un proche éclairé pour terminer une grille de mots croisés. Il se dit que si le fantôme de Marvin Gaye se pointait, ce serait encore mieux. Il terminera par un doigt de genièvre. Quand il sortira, happé par le froid de la nuit, et bercé par le ressac, son corps chancelant ne lui appartiendra presque plus. Il entendra résonner au loin le claquement des sabots d’un cheval flamand. Il saura, à son allure altière, que c’est le même, sans cavalier, qui hantait, il n’y a pas si longtemps, les insomnies de Franck Venaille. Il le suivra à l’oreille, l’écoutera frapper de son pas cadencé le sol dur, serpentant des venelles pavées jusque sous les fenêtres de l’hôtel, où il s’arrêtera quelques secondes pour boire de l’eau de pluie dans une auge en pierre, avant de s’éloigner, en direction d’Anvers. (« À Ostende »)
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La lune froide et livide apparaît vers dix heures du soir. Elle brille là-haut mais également à ras de terre, dans les crevasses où elle flotte au creux des flaques que le vent d’ouest fait frissonner, à vingt mètres à peine du hublot derrière lequel il assure son quart, l’œil collé derrière la vitre du hangar à bateau. Il y passe ses nuits. Y répare sa vie. Cela dure des heures. Après, il sombre dans un sommeil de plomb.
Il est rentré de l’auberge en traversant le quai à grandes enjambées. N’en pouvait plus des mièvreries déversées autour de la table par la clique des artistes de Montmartre adeptes des bains de mer. Ils avaient investi le lieu, parlaient fort et s’adressaient au patron comme s’il était leur obligé. S’il avait bu deux ou trois verres de plus, il les aurait sans doute insultés, d’autant que certains commençaient à se donner des coups de coude en se moquant de sa maigreur, de son visage émacié et de sa barbe mal taillée. Il avait préféré filer en douce et laisser monter d’un cran son feu intérieur pour exprimer sa rage plus tard et autrement. Avec de l’encre, du papier, des mots, des tirets et des vers taillés au couteau. Il a les poumons en charpie mais possède encore assez de souffle en réserve pour tenir le rythme rude et endiablé qu’impose le poème.
Il observe les cratères gris de l’astre renversé en caressant le bois de son cotre. Le charpentier de marine qui l’a construit a son atelier sur le vieux port. Il espère bientôt prendre la mer avec, tenir la barre du frêle esquif d’une main ferme. Il se prépare tous les jours, se muscle les bras, soulève des pierres, monte à la corde qu’il a accrochée à la poutre. Ensuite, il s’assoit à bord et consulte des tas de cartes. Sans doute repartira-t-il en Italie, non plus par le train, comme il le fit naguère en compagnie du peintre Jean-Louis Hamon, mais seul, en s’élançant d’ici, pour descendre la côte Atlantique et franchir le détroit de Gibraltar en pénétrant dans des eaux plus calmes que celles qu’il aura auparavant dû affronter en se lançant à l’assaut du golfe de Gascogne et de ses rouleaux d’écume. Il descendra à l’hôtel Pagano à Capri. La jeune Graziella ne sera probablement plus présente à l’accueil. Et si elle l’était, elle ne voudrait sans doute plus l’accompagner dans sa chambre.
Il a vieilli. Il aura bientôt trente ans. Son nez s’est allongé. Ses cheveux tombent. Ses dents se déchaussent. Son corps est secoué par de fréquentes quintes de toux. Il se dit que l’air iodé du large, allié aux bourrasques venues d’Irlande ou d’Écosse, nettoieront peut-être, le moment venu, ses bronches encalminées. Leur mauvais état le perturbe salement, le travaille jusque dans ses rêves. La nuit dernière, alors qu’il dormait allongé dans le cotre, il a vu la Mort monter à bord. Elle s’est approchée de lui. Lui a tapoté la cage thoracique. Ça sonnait creux sous ses doigts secs. Quand il s’est réveillé en sursaut, qu’il a ouvert les yeux et battu l’air avec ses bras avant de se toucher la poitrine et le ventre, ne sentant que ses côtes saillantes, elle avait déjà décampé. Il n’a pas pu se rendormir. Est resté inerte, mal en point sur sa couche. À écouter le ronflement des vagues qui attaquaient les pierres de la digue en provoquant un boucan d’enfer. Des voix fortes résonnaient dans la tempête. La Mort devait être sur le port, en train de sautiller autour des chalutiers en attendant qu’un marin tombe à l’eau.
(« En cale sèche »)
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Sa voiture repose sur cales au fond du hangar. Il s'assoit au volant et y passe deux, trois heures chaque jour. Il fume avec lenteur. Aspire de longues bouffées qu'il fait descendre dans ses poumons. Il ferme les yeux. Inhale, rêve, s'assoupit. Son chien, installé à la place du mort, lui tient compagnie. Il jappe et essaie parfois de coincer sa truffe entre le torse et le coude droit de l'homme qui observe le haut du tas de paille. Il lui arrive de transpercer ce mur de bottes compactes en pensée pour deviner au loin des parcelles de blé doré qui craquent au soleil.
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Elle [la mort] apprécie les départs incognito, ceux que couvre
la nuit noire,  souvent par temps de chien, dans la pluie et le
vent, sur des routes que personne, ou presque, n’emprunte.
Il se peut qu’un conducteur égaré,   par miracle, s’en sorte.
L’histoire qu’il raconte alors aux buveurs accoudés dans l’un
de ces bouges clandestins où on l’a laissé entrer, en décou-
vrant, collée derrière la vitre,  sa trogne effarée, est identi-
que à celles  que murmurent tous ceux qui l’ont précédés,
circulant de par le monde, en pilotage automatique,  dans
des territoires où les intersignes aiment tant semer le trou-
ble.
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P58: La mort erre dans les parrages. Elle tire la langue. À coup sûr, elle cherche un raccourci pour le prendre de vitesse. Elle progresse à distance. Il croit entendre son pas ferré qui escamote la terre du sentier. Il la sait capable de feindre. Capable d'inaugurer les cloches à toute heure. D'empoigner la corde, de sonner midi à sa convenance, d'egrener, en grappes mauves et rouges, des averses d'angelus entrecoupés de glas par secousses....
Aucune honte, jamais, n'ebranlera l'aplomb de l'invisible mielleuse...
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P32 : Rousseau ne se relèvera plus. Aucune femme brune, ni à Buenos Aires ni à Valparaiso, ne se souviendra de lui. Il a beau avoir fait l'amour à la mer entière, il a beau avoir râlé dans des ventres pour solitudes en transit, n'hésitant pas à coucher ses cent trente kilos sur le corps de très jeunes femmes, dans des chambres minables où seuls un lit, un lavabo, une cuvette, un savon, un gant de toilette et une serviette usagée meublaient le décor, il a beau avoir hoqueté de plaisir, ne pesant pas plus que le poids d'un rossignol quand il laissait jaillir sa semence en une seule fois, submergeant d'une chaude déferlante l'huis onctueux d'une imperturbable inconnue, rien n'y fera, rien n'arrêtera l'inexorable venue blanche de celle qui bloquera, d'un coup sec, les aiguilles de son horloge intérieure.
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P21: Ils avaient bu, trouvé des femmes adéquates, des blondes fortes, ajustées debout dans un cul-de-sac, entre le mur et le caniveau, côte à côte sous la pluie, leurs lèvres de lait entrouvertes pour l'un, pour l'autre.... Ils avaient partagé, échangé, et plus tard s'étaient éclipsés, la queue flasque, cent sacs en moins dans les poches mais avec au ventre la mélodie bleutée d'une fin d'abstinence rondement menée.
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Les gens du cru se sont mêlés à ceux de sa bibliothèque. D'autres présences, plus secrètes, ont circulé dans son crâne. Une nuit, sa mère morte a même réussi à s'extraire des limbes. Porteuse d'histoires du siècle passé, elle est venue bercer cet enfant hors d'âge, désormais plus vieux qu'elle, en posant des lèvres de terre sur ses joues creuses. Elle était accompagnée d'un corbeau blanc. Celui-ci, perché sur son épaule, ne cessait de peigner, du bout du bec, les cheveux de la vieille.
p61
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Parmi eux se trouvait sa mère, l'ancienne égérie des corps éteints, ex-passeuse des frontières invisibles, habituée à tamponner des passeports imaginaires du bout des doigts.
p66
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Il interpelle tel ou tel autre énergumène bercé par d'extrêmes roulis. A commencer par Chateaubriand, le vénéré dormant couvert de terre, d'argile, de fientes, de rocaille et d'ajoncs qui, à moins d'un brusque raz-de-marée, gîtera longtemps encore au cœur du Grand Bé.
p49
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Dehors, le vent soufflait. Le bleu du ciel perçait. La fumée partait vers l’ouest. Elle flottait avec légèreté au-dessus des prairies et des vallées. Elle s’en allait vers l’océan. Passait, en frôlant la cime des arbres, à proximité de la rivière. Survolait le bourg, la fontaine, le cimetière et glisserait bientôt au-delà de la falaise pour s’aventurer vers le grand large avant la tombée de la nuit, portant en elle la part la plus secrète d’un voyageur ordinaire mais empêché.
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Il nous amenait parfois nous recueillir sur sa tombe au cimetière. Nous restions plantés devant. Il nous expliquait qu’il était couché sous le marbre, protégé par du bon chêne, habillé en costume de capitaine et coiffé d’une casquette galonnée, écoutant sans doute, les soirs de tempête, l’océan et ses chiens fous hurler en cognant falaises et côtes fissurées. L’intense boucan nocturne, amplifié en s’engouffrant dans les invisibles galeries souterraines qui traversaient landes et villages pour venir gronder jusqu’ici, devait, murmurait-il, le ramener vers quelques épisodes mouvementés de sa vie à bord.
Il sortait son paquet de tabac, tassait deux, trois pincées au creux d’une fine feuille de papier qu’il roulait en une seconde avant d’actionner son briquet-tempête pour en griller une en l’honneur du bouffeur d’écume qui fut également, nous confiait-il, bien qu’asthmatique, l’un des plus fameux fumeurs du canton.
Il pensait tout haut. Pour lui, les morts ne l’étaient pas tout à fait. Il y avait dans l’enclos, au-dessus duquel tournoyaient des nuées de mouettes, de nombreux marins qui nous escortaient. Ils entendaient nos pas crisser sur les graviers. Aux disparus du dessous se joignaient les défunts pailletés de mystère, ces hommes qui ne gisaient pas dans les tombes. Leurs noms figuraient sur la pierre mais leurs corps, ensevelis sous les vagues, dérivaient pour l’instant dans d’invisibles bas-fonds.
« Eux, ils sont là et pas là », avançait-il en aspirant une longue bouffée. Il levait les yeux vers le ciel laiteux, juste derrière le clocher, en ajoutant qu’il n’était sûr de rien.
Je crois qu’il n’était pas loin de penser, porté par son esprit baladeur, que ces marins perdus s’assemblaient pour former des flottilles en mers lointaines. Il les voyait peut-être naviguer logés dans des cercueils à une place qui ressemblaient à de petites barques conçues pour effectuer de longs voyages, sans retour possible. Pour lui, les péris croisaient au large, dérivant à leur guise, revisitant des lieux qui leur étaient chers tandis que nous étions, nous les rêveurs de tombes, les heureux détenteurs des liens qui leur permettaient d’être simultanément présents en divers points du globe.
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Au fil des ans, le lien qui s’était discrètement tissé entre nous n’a cessé de s’affermir. Il s’est nourri de faits subtils, graves ou anodins, de moments de bonheur et de drames sans nom. Il s’est étoffé en courant sur plus d’un demi-siècle. Il doit beaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences. Il s’est peu à peu immiscé dans les méandres de nos mémoires respectives.
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C’est Lucien, le cafetier, qui me confia, des années plus tard, comment se terminaient ces soirées épiques. Tilly, après s’être chauffé, échauffé pendant des heures, se mettant en scène en jouant son propre rôle près du zinc, faisant mine de suer à grosses gouttes dans la torpeur moite de l’océan Indien ou de grelotter au passage du cap Horn, égrenant des noms de ports, sautillant de Hambourg à Maracaibo, de Gênes à Izmir ou de Rotterdam à Valparaiso, s’époumonant en courant de la salle des machines à la passerelle, multipliant les anecdotes, imitant les voix des gens d’Afrique ou de Chine, décrivant des côtes dentelées, des rizières, des terminaux parsemés de grues, des torchères jaillissant dans la nuit, revisitant quelques bordels au hasard, ne lésinant pas – gestes à l’appui – sur ses prouesses sexuelles, se rappelant même les prénoms, les parfums, les mensurations de certaines femmes, Tilly, l’intarissable, porté par ses cavalcades verbales, devenait subitement muet. Il s’arrêtait en plein milieu d’une phrase, se balançait d’avant en arrière, écartait ses bras, chancelait et s’agrippait au comptoir. Il clignait des paupières. On aurait dit qu’il souffrait d’un mal de mer carabiné. Ses yeux devenaient vides. Il regardait droit devant lui. Fixait les rangées de bouteilles alignées derrière le bar. S’absentait totalement. Le colosse ne savait plus où il se trouvait. Il dodelinait de la tête. Quelques buveurs le retenaient pour qu’il ne s’effondre pas.
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Ce qu’il faisait là-bas, dans ce port connu comme haut lieu de la pêche à la coquille Saint-Jacques l’hiver et pour son afflux de touristes en période estivale, restait assez énigmatique. On ne le voyait que le soir. Il revenait fatigué, parlant peu, notant, avant de manger, l’ensemble de ses interventions du jour sur un carnet qu’il gardait précieusement dans la poche de son bleu de travail. Après quoi, il ouvrait sa boîte à outils, y remettait de l’ordre et s’installait enfin à table. Je compris, peu à peu, qu’il passait son temps à effectuer des réparations chez les particuliers et des installations de circuits électriques dans des maisons en construction ou dans certaines entreprises. Il était méticuleux et se donnait à fond dans ce métier qui n’était pas celui qu’il avait choisi. Il avait dû s’y résoudre à cause d’une grave maladie qui avait anéanti ses rêves d’aventures maritimes. Depuis, il n’entretenait qu’un contact visuel avec la mer. Il ne l’approchait que du rivage, humant ses odeurs iodées en la longeant sur sa mob ou la découvrant derrière une baie vitrée, scintillante sous le soleil qui effleurait la crête des vagues ou sur le point de se former et de rugir sous un ciel bas, virant du leu roi au vert-bouteille, alors qu’il avait tant espéré y naviguer, y tracer sa route dans le sillage de son père, mon grand-père, qui lui avait transmis le virus, lui qui fut pendant une vingtaine d’années capitaine au long cours. Le vieux marin (qui revenait fréquemment dans les conversations) avait sillonné tous les océans de la planète, fait escale dans les plus grands ports du monde et terminé sa carrière en pilotant les navires étrangers qui stationnaient au large de Brest en attendant l’ordre d’entrée dans la rade. C’est lui qui prenait, dans les années vingt, la place des capitaines pour effectuer ces délicates manœuvres, dans une baie truffée de pièges, afin de mener ces mastodontes à quai.
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Elle n'a pas souffert, dit-il.
La lune s'est simplement posée sur son visage.
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Au printemps, quand il nous guidait vers les hauteurs, sur les collines à l’écart de la ville, quand il s’arrêtait près des granges et des fermes bâties en pisé, il faisait montre d’une même admiration envers les hirondelles qui voletaient au-dessus de nos têtes. Il était subjugué par leur joie de vivre et leur énergie. Il expliquait qu’elles possédaient, elles aussi, un imparable radar intérieur et une redoutable résistance physique. Pesant à peine vingt grammes et ne mesurant pas plus de quinze centimètres, elles avaient parcouru dix mille kilomètres, en se nourrissant et en dormant en vol, pour rejoindre un lieu précis, celui où nous vivions, qui était également le lieu de leur naissance. Il nous hissait sur ses épaules et nous incitait à scruter leurs nids. Il détaillait leur coupe et leur minutieuse construction, faite de brindilles cimentées par de la boue à laquelle s’ajoutait leur propre salive.
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Mais celui qu’elle remet le plus volontiers en scène et en selle, pour quelques minutes, juste avant de prendre congé, c’est Tom Simpson, ce champion dégingandé qui essaie toujours de renouer les fils d’un tour de France, millésime 1967, qu’il n’a pas encore, il s’en faut de quelques lacets, tout à fait terminé. Elle le regarde. Il vacille sous le cagnard. Les caméras de la télévision s’approchent. On filme son agonie en direct. Il a la bouche sèche et les paupières lourdes. Il a des étoiles et des amphétamines plein le cœur et la tête. Il tombe. Se relève. Retombe à nouveau. Il respire à peine. Ses muscles se tendent. Son corps tressaute. On l’allonge sur les cailloux. On relève la visière de sa casquette Peugeot. Il a les pupilles très dilatées. Ne voit plus grand chose. Son histoire d’homme en carafe va, on le sent, s’arrêter là. Au bord de la route. À deux kilomètres du sommet.
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