Citations de Jacques-Philippe Leyens (53)
Dans la mesure où la réalité est éparpillée en diverses catégories sociales, les stéréotypes sont là pour nous guider dans le puzzle et lui donner une signification, même tautologique. Si la réalité est comparable à une carte d'état-major, le stéréotype ressemble à un schéma pour se rendre à un domicile inconnu. Il y a beaucoup de chances que la plupart d'entre nous trouverons plus facilement le chemin avec le schéma qu'avec la carte d'état-major. A moins d'être un spécialiste en topographie, le schéma est beaucoup plus utile que la carte d'état-major qui fournit trop de renseignements, le plus souvent inutiles. Pour bien l'utiliser, il faut accepter que le schéma ne soit qu'une approximation ou une généralisation.
Nous avons déjà répondu à deux reproches habituellement adressés aux stéréotypes : leur caractère généralisant plutôt qu'individualisant, et leur perspective simpliste. On attaque aussi les stéréotypes parce qu'ils sont rigides, ne s'adaptant pas à la réalité singulière et dynamique. Cette critique oublie leur fonction.
Les Noirs disent avoir peur d'être rejetés et les Blancs disent avoir peur de passer pour des racistes. En d'autres termes, Noirs comme blancs ont peur d'être rejetés, mais l'un comme l'autre disent que les membres de l'exogroupe sont réticents à interagir par manque d'intérêt. C'est ce qu'on appelle une ignorance plurielle, c'est-à-dire une croyance, ou une action, basée sur une idée qui passe pour vraie alors qu'elle est en réalité infondée.
Dans la color-consciousness, l'intégration, c'est-à-dire la reconnaissance réciproque et respectueuse des différences, s'oppose au racisme explicite, au non-respect des spécifictés.
Dans la color-blindness, c'est l'individualisation qui confronte un racisme larvé (subtil, aversif, etc.) à savoir l'assimilation.
Qui dit ne pas aimer un groupe ne dit pas nécessairement racisme. Je puis être en désaccord théorique total avec les psychanalystes sans éprouver du racisme à leur égard. J'ai horreur de la cuisine des Pays-Bas sans être, je crois, raciste à l'égard de leurs habitants. [...] Ce n'est pas de la discrimination parce que, en aucun cas, je ne vise les membres du groupe en tant que tels.
J'aime bien la définition que Todorov (1989) donne d'autrui : "Un égal à nous". Je peux préférer tel autrui à tel autre, mais il n'en reste pas moins que nous sommes tous égaux, disposant des mêmes droits. Égalité ne signifiant pas similitude, autrui et moi pouvons diverger sur différents points sans que cela n'instaure une inégalité profonde. Bien sûr, l'un peut avoir raison sur l'autre, mais la bonne réponse n'a rien à voir avec notre groupe d'appartenance.
Être citoyen du monde, le groupe supra-ordonné par excellence, est un idéal noble, qui devrait être sans cesse encouragé, mais il ne faudrait pas tomber dans l'angélisme et croire que cette citoyenneté spéciale abolira la prédilection pour son groupe d'appartenance. Peut-être certains individus sont-ils capables d'un amour indifférencié pour l'humanité dans sa globalité, mais ils sont assurément des exceptions dotées de pouvoirs remarquables. L'harmonie avec soi, on l'a vu, passe par le groupe d'appartenance. Celui-ci constitue une protection pour l'individu.
Selon toute apparence, les manifestations de racisme ne sont pas perturbées par l'habitude d'être soi-même une victime. Une telle réaction peut sembler bizarre. Être journellement stigmatisé ne vous dégoûte-il pas de l'horreur de la discrimination et ne vous enseigne-t-il pas la tolérance ? Il suffit malheureusement de suivre n'importe quel journal télévisé pour apprendre que les victimes d'hier sont souvent les bourreaux d'aujourd'hui. Si vous voulez des preuves davantage scientifiques, sachez que, parmi les minorités, ce sont souvent les membres les plus favorables à l'égalité qui discriminent le plus en faveur de leur nouveau groupe. Le cas des femmes est typique : celles qui réussissent empruntent bien souvent les valeurs des hommes !
Selon moi, et quitte à caricaturer quelque peu, la meilleure illustration de la différence entre favoritisme de l'endogroupe et dénigrement de l'exogroupe est représentée par la distinction entre patriotisme et nationalisme. Un aspect essentiel du patriotisme est l'amour de son pays. Le patriote est fier de son pays, qui est le plus beau, le meilleur ; éloigné, il en éprouve de la nostalgie. [...] Le nationalisme, c'est brandir au plus haut la coupe de son groupe en piétinant l'exogroupe.
Dès l'enfance, nous avons besoin d'autrui, de relations privilégiées que nous trouvons dans notre groupe d'appartenance. Celui-ci nous baigne dans des habitudes, des normes, des valeurs, et la rencontre avec un autre groupe possédant d'autres habitudes, normes et valeurs nous le fera juger à l'aune de ce qui nous est familier. Notre groupe (ethnos, en grec ancien) est le centre (centrisme) de l'univers. Il représente ce qui est bon, ce qui est meilleur, et tout écart par rapport à ce modèle sera, au mieux, l'objet de risée ou de mépris.
L'ethnocentrisme fait en sorte que nous privilégions notre groupe et que nous le protégions. Le racisme s'immisce lorsque la prédilection et la protection de son groupe sont accompagnées par le dénigrement et l'oppression d'un autre groupe. Ce glissement peut être provoqué par une infinité de facteurs comme par exemple la compétition économique ou le conflit idéologique.
Nous ne sommes pas devenus davantage débiles parce que nos ancêtres vivaient dans les arbres, ni moins rationnels parce que nous découvrions notre inconscient. Je suis intimement persuadé qu'il en est de même pour le racisme. Tant que nous n'admettrons pas le racisme au quotidien, nous ne parviendrons pas à le contenir. Nier le racisme et en laisser l'exclusivité aux autres, c'est avoir tous les symptômes d'une maladie, mais préférer rester infecté par refus d'admettre la source des symptôme. Reconnaître son racisme ne relève pas d'une position fataliste ou pessimiste, il s'agit seulement de réalisme.
Alors qu'on peut parfois commander à son intellect et aux comportements de ne pas montrer de racisme, il est infiniment plus difficile de réussir cette performance au niveau affectif. Quelqu'un peut très bien ne pas vouloir être raciste, ne pas exprimer de stéréotypes, ne pas commettre d'actes flagrants de discrimination et néanmoins avoir des préjugés qui se manifesteront dans des réactions difficilement contrôlables tant elles sont investies d'émotion.
En outre, les différences génétiques semblent dépendre davantage de la géographie des groupes que de leur couleur ou autres différences physiques. Même s'ils paraissent appartenir à la même "race", des groupes géographiquement éloignés ont plus de chance d'être génétiquement différents que des groupes proches assimilés à des "races" différentes, du moins selon certains chercheurs. Les caractéristiques physiques souvent employées pour désigner une "race", comme la pigmentation de la peau ou les cheveux raides plutôt que crépus, ne reflètent qu'infiniment peu de différences génétiques. Il y a une assimilation abusive de l'apparence (le phénotype) avec le substrat biologique (le génotype).