Extrait du recueil NÉGOCIATIONS de Jean-Claude Charles
«Négociations», son premier livre de poèmes (1972), a été une révélation. À la manière du livre Idem de Davertige, Négociations a bouleversé toute une génération. Exigeant, étonnant pour un premier livre..
Né en 1949 à Port-au-Prince et décédé à Paris en 2008, Jean-Claude Charles, romancier, poète, essayiste et journaliste, est l'auteur d'une oeuvre immense, rééditée chez Mémoire D encrier.
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Il n'y a pas d'océan où se soulager de sa mémoire.
Le racisme d'un regard est le plus perfide qui soit, il ne parle pas, il ne frappe pas, il n'émet pas d'insultes audibles, il est là, son destinataire ne saurait s'y tromper. C'est une sensation qu'aucune personne non victime de discrimination ne peut connaître, parce que ça ne fait pas partie de son expérience du monde.
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Ma détestation de l’argent est absolue. J’aimerais exclure de ma vie, de mes livres, jusqu’au mot lui-même. La pire des méthodes, selon Jenny. Il faudrait prévoir. Gérer. Agir autrement que de cette manière. Le résultat, le voici : une présence obsédante de la chose exécrée dans mon existence quotidienne.
Sans doute puis-je enfin entrer dans l'exil. L'exil absolu. Dans la dernière ligne droite. Loin de toute illusion. Cette illusion, naguère, à la faveur de ma haine irrévocable d'un lieu de naissance impossible, de trouver la paix en un autre lieu. Puis, à la faveur du premier exil, de tenter de résoudre chaque expérience désagréable par un nouvel exil, l'ignorance faisant la force de qui ne sait pas qu'il n'y a plus d'endroit où aller dans le monde. Qu'il existe bel et bien une limite au monde, un endroit où le monde est cloué avec des planches. Et; à partir du moment où ce peu de savoir s'impose, l'impossibilité de revenir en arrière, l'inanité de l'avant, puisqu'à partir de ce peu de savoir il n'y a plus d'avant, plus d'avenir. Rien que l'évidence trouble du passé. Et l'incapacité physique de s'agenouiller. L'orgueil, devenu tyrannie, de ne pouvoir s'adonner à cette suite de petites lâchetés quotidiennes et de grandes démissions que d'aucuns appellent leur vie.
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Tu regrettes les bons vieux réacs classiques. Là où les choses avaient l’avantage de la clarté. Les nouveaux sont plus méchants. Ils ont cette méchanceté décuplée par la honte d’avoir trahi. Ils consacrent une partie de leur temps à guetter le moindre de tes faux pas. Là où les vieilles peaux t’ignoraient les nouveaux te connaissent. C’est ton premier point faible. Le deuxième c’est que t’a beau te forcer t’as même pas envie d’être méchant.
Quelqu’un m’apprend que ça va mal très mal en France merde pas possible la prochaine fois je vote plus non mais. Je lui dis qu’ici à New York ça va comme sur des roulettes la prospérité le bonheur la liberté l’égalité la fraternité le respect des droits de l’homme y’a qu’à se baisser et ramasser j’ai même trouvé l’amour l’amour fou fou fou.
[Manhattan Blues a été écrit en 1985]
Il y a devant nous, au loin, le profil des tours jumelles du World Trade Center, à portée de nous le défi plus ancien de l’Empire State Building, presque à pouvoir le toucher. Puis nous parlons, nous évoquons l’accident qui faillit survenir du Boeing d’une compagnie aérienne sud-américaine, une erreur d’aiguillage, un affichage d’altitude faux, à la suite de quoi l’avion manqua s’écraser contre l’une des tours, le pilote redressant au dernier moment l’appareil lorsque la tour de contrôle se rendit compte de l’imminence de la catastrophe. Fran me dit qu’elle a parfois peur en avion, je lui dis que je passerais volontiers ma vie dans un avion à condition que ça ne soit pas un DC-8 trafiqué pour les charters pas chers. Manhattan à nos pieds nous grise.
Je n’ai vu personne à New York.
A part des passants.
C’est très intéressant les passants.
Ils ne vous contrarient pas.