Je viens à bout de la lecture de ce traité sur les aspects historiques de la paternité avec des sentiments contrastés : son ambition encyclopédique est celle de rendre compte, sur une période s'étalant du Moyen Âge au seuil du XXIe siècle, du corpus de documents le plus exhaustif possible : non seulement juridiques (de droit privé) auxquels les historiens sont habitués, mais aussi littéraires, philosophiques et théologiques, diaristes, et même iconographiques. Une telle ambition a requis une interdisciplinarité remarquable et le concours de dix-sept spécialistes, dont des psychanalystes (la parité entre les sexes étant presque parfaite). Si une certaine progression chronologique est suivie, qui donne un poids tout à fait prépondérant à l'âge moderne, la variété des approches, des sources, des méthodologies livre une image composite – et complexe – de l'évolution du sujet, sans pour autant éviter les redites et un intérêt inégal que l'on peut légitimement nourrit à l'égard de telle ou telle autre question spécifique. De façon pour moi inattendue, l'éloignement de l'histoire juridique et institutionnelle de la paternité a eu pour conséquence de souligner l'importance absolument centrale du facteur religieux durant toute l'époque moderne : l'humanisme cède soudain le pas à la Réforme et Contre-Réforme, et, mine de rien même, la philosophie des Lumières semble devoir faire les comptes, même sur la question de la paternité, avec un absolutisme directement lié au climat intellectuel (réactionnaire) ayant conduit à la révocation de l'édit de Nantes... Malgré cette surprise, j'avoue que mon intérêt a été ranimé par l'époque contemporaine, mais là aussi j'ai trouvé non sans déception que le XIXe siècle était survolé de façon très expéditive ; peut-être est-ce parce que j'ai, jusqu'à présent, pris l'habitude de considérer l'évolution de la paternité comme une dialectique (féministe) avec une condition féminine qui aspire à une juste égalité, et non dans l'optique adoptée ici du déclin irrémédiable d'une paternité succombant à une dialectique entre pères partout discrédités et fils triomphants. Pour la même raison, sans doute, on ne peut qu'être stupéfait que les chap. relatifs au XXe siècle ignorent royalement Mai 68 et tout ce qu'il a comporté...
Cette édition de l'ouvrage date de 2000 et elle constitue une version revue et augmentée de la première, publiée 10 ans auparavant. Trois chap. y ont été ajoutés, dont un sur le Moyen Âge, pour rendre compte d'une évolution méthodologique chez les médiévistes, et deux sur la fin du XXe siècle, qui tentent de considérer les révolutions de la procréation médicalement assistée (ici abrégée encore en AMP au lieu de PMA comme il est d'usage aujourd'hui) : naturellement, ce dernier ajout est désormais déjà largement dépassé, et l'on peut mesurer à quelle vitesse le débat a avancé (notamment sur les questions relatives à l'homoparentalité) ces 23 dernières années...
Néanmoins cet ouvrage continuera sans doute à constituer une référence, surtout pour l'époque entre la Renaissance et la Révolution française (y compris sur les ambivalences du Code civil dans sa version d'origine), et ses conclusions sur la pluralité des fonctions paternelles me semblent complètement actuelles.
Table [avec les exergues de chaque chap. et appel des cit.] :
Ouverture : « Tendres souverains » (Didier Lett) : « L'histoire des pères et de la paternité a connu, depuis la première éd. du présent ouvrage (1990), un renouvellement surtout marquant dans un domaine : l'histoire médiévale. En s'intéressant à des sources non juridiques […], l'historiographie récente a modifié notre vision du père au Moyen Âge »
Partie I (XIIIe-1750) : L'Âge d'or du souverain
Chap. I : « La désignation du père » (Jacques Mulliez) : « À la fin du Moyen Âge, la paternité se présente comme une institution juridique complexe façonnée par l'enseignement de l'Église et la pratique coutumière, plus ou moins bien revêtue des oripeaux du droit romain. Elle procède alors en effet de trois logiques juridiques qui se conjuguent tant bien que mal d'abord pour désigner le père, pour définir ensuite ses droits et enfin ses devoirs » [cit. 1]
Chap. II : « De Gerson à Montaigne, le pouvoir de l'amour » (Sabine Melchior-Bonnet) : « S'ils ne parlaient pas expressément de "nouveaux pères", les hommes de la Renaissance avaient conscience d'en être et de donner à la notion de paternité un contenu beaucoup plus riche que leurs prédécesseurs. Le sentiment paternel ne surgit pas brusquement au XVe ou au XVIe siècle, mais être père fait alors l'objet d'un débat soutenu de la part des humanistes. Ceux-ci voient dans le chef de famille une clé de la vie économique, un pivot du renouveau religieux et le grand responsable, de par sa fonction éducatrice, de la société à venir. De plus, au-delà du vécu quotidien, le thème paternel, avec l'idée de filiation et d'héritage qu'il implique, rencontre les préoccupations philosophiques et historiques d'une époque soucieuse d'explorer son patrimoine culturel et de remonter à ses sources. » [cit. 2]
Chap. III : « Pérenniser et concevoir » (Alain Molinier) : « Du milieu du XVe siècle aux deux ou trois premières décennies du XVIIIe siècle, avant la contestation grandissante de son pouvoir au siècle des Lumières, l'image de la puissance du père s'affermissent dans l'Occident chrétien. La période moderne, à ce titre, peut être qualifiée de "l'âge d'or des pères" »
Chap. IV : « Nourrir, éduquer et transmettre » (Alain Molinier) : « C'est dans le courant né autour du concile de Trente et de l'Église nouvelle que saint Joseph devient l'archétype de la perfection paternelle. Saint Joseph est humble, obéissant, pauvre. Il est le plus parfait des pères dans son rôle de nourricier et d'éducateur : au-delà de l'apprentissage du métier, il initie l'Enfant qu'il aime au mystère de sa Passion future »
Partie II (XVIe-XVIIIe s.) : Le Discours des deux réformes
Chap. V : « Porter le nom de Dieu » (Odile Robert) : « Comment l'Église de la Réforme catholique, à travers théologiens, prédicateurs, pédagogues et moralistes ecclésiastiques, n'aurait-elle pas eu beaucoup à dire du père et au père ? Non seulement parce que son "honneur", partagé il est vrai avec la mère, est l'objet du quatrième commandement du Décalogue. Détenteur de l'autorité dans la famille, dont Dieu lui a donné la charge pour la conduire au ciel, il est la pierre angulaire de l'entreprise de christianisation opérée après le concile de Trente »
Chap. VI : « Les variations protestantes » (Marianne Carbonnier-Burkard) : « En rompant avec l'Église catholique et sa théologie, les réformateurs du XVIe siècle – et les Églises issues de la Réforme – ont-ils rompu aussi avec son modèle de paternité ? En dépit d'un socle commun – Bible, culture classique – on peut présumer que la théologie protestante n'est pas restée sans incidence sur ce modèle »
Chap. VII : « En son for privé » (Madeleine Foisil) : « Tenter d'aller au cœur de la vie intime, surprendre la spontanéité des sentiments, atteindre la confidence, telle est la démarche autorisée par les Mémoires et Livres de raison. "Le père par lui-même", tel pourrait être le titre de cette étude s'il n'était trop ambitieux par rapport aux limites auxquelles nous contraignent les textes ; sauvés de la destruction par la piété familiale ou la notoriété de leur auteur, ces derniers constituent une source de premier ordre. Leurs auteurs se sont voulus les gardiens d'une mémoire ; ils n'ont pas cherché à convaincre sur le sujet qui nous intéresse : l'existence et la valeur du sentiment paternel. Ils se sont contentés de le vivre »
Chap. VIII : « Unique en ses images » (Michèle Ménard) : « Les représentations figurées des Temps modernes donnent au père de multiples visages. Mais, si diverses soient ces effigies, elles appartiennent, les profanes aussi bien que les religieuses, à un univers dans lequel Dieu le Père est, au moins jusqu'au début du XVIIIe siècle, la source de toute paternité » [cit. 3]
Partie III (mi-XVIIIe-mi-XIXe s.) : L'Aventure du fils
Chap. IX : « De la famille à la patrie » (Jean-Claude Bonnet) : « Véritable mythe du XVIIIe siècle, la figure du père inspire un nouvel imaginaire familial qui fonde bientôt un nouvel imaginaire politique. Elle assure ainsi, du privé au public, la circulation d'une même idéologie »
Chap. X : « Les leçons paternelles » (Martine Sonnet) : « Rousseau, impossible père-éducateur qui abandonne sa progéniture mais écrit un fameux traité pédagogique, ne doit pas faire ombrage aux pères qui, au XVIIIe siècle, prennent une part active à l'éducation de leurs enfants. Mémorialistes et épistoliers montrent ces pères à l’œuvre tantôt soucieux de procurer une charge honorable pour leurs fils, dans les milieux favorisés, ou de transmettre le métier, chez les commerçants ou les artisans »
Chap. XI : « La volonté d'un homme » (Jacques Mulliez) : « Le Code civil opère une transaction, plus ou moins réussie, entre les principes juridiques propres à la société monarchique d'avant 1789 et ceux issus de la Révolution. Il ne se contente pas d'énoncer des règles juridiques abstraites, valables pour tous sans distinction, conformément à l'article premier de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, il nomme encore le personnage essentiel de cette société nouvelle : "le bon père de famille", seul titulaire de l'ensemble des droits énoncés par le Code. "Bon père de famille", c'est assez dire que le seul citoyen digne de ce nom est aussi et nécessairement père. Mais le Code civil est un code de "propriétaire", d'où il résulte que le personnage normatif du droit civil est le "père propriétaire". Comme l'énonçait déjà l'art. IV du Préambule de la Constitution de l'an III (1795) : "Nul n'est bon citoyen, s'il n'est bon fils, bon père, bon ami, bon époux", où l'on voit bien que le mariage et la filiation, donc la paternité, constituent toujours la base de la société nouvelle, comme ils constituaient déjà celle de la société de l'Ancien Régime » [cit. 4, 5, 6]
Partie IV (XIXe-XXe s.) : Ni tout à fait le même... [cit. 7]
Chap. XII : « La fin des patriarches » (Alain Cabantous) : « Les profondes modifications économiques, sociales, politiques, culturelles qui transforment la société française entre 1750 et 1920 atteignent aussi le père en diversifiant sa fonction et son image. Désormais, à côté du paterfamilias dominant sa maisonnée, se profile peu à peu le père migrant, le père divorcé, le père absent. Les familles comme l'État devront prendre en compte ces réalités nouvelles et difficiles pour l'ordre social » [cit. 8]
Chap. XIII : « Le miroir brisé » (Michèle Ménard) : « Aux XIXe et XXe siècles, l'image de la paternité se fragmente en éclats multiples, qui reflètent l'impossible unité du père contemporain. Lorsque la référence religieuse est oubliée ou abolie, il n'y a plus de réconciliation intime entre les contraires »
Chap. XIV : « Le pardessus du soupçon » (Françoise Hurstel, Geneviève Delaisi de Parseval) : « La paternité contemporaine, de 1945 à nos jours, se caractérise par des transformations rapides et radicales qui en ont affecté tous les aspects. En quarante ans, le statut légal et social du père, les images et les rôles, le vécu se sont modifiés. Une nouvelle définition de la paternité est en cours d'élaboration. Les données concernant cette période forment un ensemble vaste et hétéroclite. Elles proviennent de sources diversifiées : études démographiques, enquêtes sociologiques, textes juridiques et historiques, enfin psychologie et psychanalyse » [cit. 9]
Chap. XV : « Mon fils, ma bataille » (Françoise Hurstel, Geneviève Delaisi de Parseval) : « Comment les pères vivent-ils ces changements ? Les témoignages des hommes, des femmes et des enfants, lors de consultations psychologiques, d'enquêtes ou d'entretiens, sont de véritables "archives provoquées". Qu'il s'agisse du rôle, du vécu, des relations père-enfant, c'est sur un mode personnel – et parce qu'ils ne peuvent plus s'abriter à l'ombre de la loi – que les pères, désormais "sans puissance", vont assumer la paternité » [cit. 10, 11]
Chap. XVI : « Notre contemporain » (Yves Pélicier) : « À l'égard des phénomènes contemporains, nous ne disposons pas de la distance nécessaire pour bien percevoir et justement évaluer. En ce temps préoccupé par ce qu'on appelle le dysfonctionnement familial qui concerne le couple parental ou l'un des parents, les groupes sociaux s'interrogent sur leur capacité à préparer l'enfant à une vie adulte réussie. On s'avise aussi que l'un des facteurs d'une maturation satisfaisante se situe déjà dans la réussite d'une vie d'enfant »
Chap. XVII : « Le père au regard du droit » (Frédérique Granet) : « L'histoire de la paternité en Europe semble marquée par un mouvement de bascule : à la domination du paterfamilias, ancrée dans la tradition, a succédé, au cours du dernier demi-siècle, celle de la mère. Cependant les évolutions les plus récentes des droits des pères s'orientent vers plus d'égalité parentale, comme c'est déjà le cas dans les législations d'un certain nombre d'États »
Chap. XVIII : « De la paternité triomphante à la paternité négociée » (Geneviève Delaisi de Parseval) : « Quelles sont, depuis la première éd. de la présente _Histoire des pères_, les transformations les plus notables dans notre image de la paternité ? En une dizaine d'années, bien des aspects, sociaux et légaux, se sont modifiés, bousculés, voire renversés » [cit. 12]
Conclusion (Daniel Roche)
- Mais pourquoi les pères ? - Pour une histoire socioculturelle des pères – La réalité d'une présence – Pères des droits, droits des pères – Le mariage désigne le père – La sanctification de la paternité – Pères des Lumières entre le mythe et l'existence – Pères en révolution, révolution des pères – De la paternité coutumière à la paternité individuelle – La puissance paternelle émiettée – La seconde révolution des pères.
Commenter  J’apprécie         60