Citations de Jean Malaurie (57)
L'intolérance a de profondes racines.
… le 21 janvier 1968, un B-52 s'est écrasé avec quatre bombes H, à quelques kilomètres de la base ; trois se sont pulvérisées, contaminant les eaux ; et la quatrième n'a pu être retrouvée, perdue dans les profondeurs. L'événement fut largement occulté par la presse occidentale, et très particulièrement française, malgré tous mes efforts.
Thulé est un espace mythique. Apollon vient s'inspirer au pôle même afin de transmettre des pouvoirs visionnaires à la Pythie de Delphes. Le viol de ce très haut lieu est un crime contre l'esprit, une profanation ; on ne peut impunément attenter à des lois sacrées.
« Quand on veut étudier les hommes, nous rappelle Jean-Jacques Rousseau dans son célèbre Essai sur l'origine des langues, il faut regarder près de soi : mais, pour étudier l'Homme, il faut porter sa vue au loin : il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » Il est essentiel que les élites inuit apprennent à méditer autrement sur notre destin. Ce que tu vis, ami inuit, n'est pas un crépuscule. Comme tout homme du grand Nord, tu es missionné. Il t'appartient de réfléchir sur la portée de cette prosopopée de Mère-Nature .
p. 22
Le quotidien d'une société sous autorité marxiste-léniniste ne ressemble à aucun autre. En ces temps de dictature - atténuée, certes, elle n'est plus sanguinaire, comme elle le fut sous Staline - , l'inquiétude est latente et on la ressent partout. Elle est physiquement perceptible.
On connaît, dans notre longue histoire, un sorcier qui est réapparu cinq fois après sa mort. On connaît même un [chaman] qui, ayant fait, d'une falaise, une chute mortelle, a vu ses restes mangés par un chien. [...] Il revenait à la vie et se présentait au village accompagné de l'animal dont la bouche était encore pleine de sang... [...] La seule blessure mortelle pour un sorcier est, disent les Inouit, à la gorge. (p.101)
Ayant décidé d'hiverner 200 kilomètres plus au nord, à Siorapalouk, station exclusivement indigène, Thulé n'est pour moi qu'une escale. Escale protégée : je dois montrer ma verge au médecin -ici c'est la loi- afin d'établir que je ne serai pas à la source d'aucune maladie vénérienne. (p.39)
Les Inuit ont la compréhension d'une immortalité, le mort étant en attente dans les limbes. Immortalité? Le terme n'existe pas en langue inuktitut traditionnelle, mais ils ont conscience que le mort n'est que provisoirement mort. Et les Inuit savent que, après le décès, l'esprit va chercher dans les limbes son lieu d'éternité. Dans le noir, il peut se perdre; la voie est périlleuse; beaucoup errent à la recherche de la juste voie.
Je suis un méditant; je n'ai pas oublié cette approche oraculaire qui m'a été inculquée enfant et à laquelle je réponds avec respect; je ne cesse de ressentir cette aspiration d'en haut que l'on a stimulée en moi. Mais aussi la passion de comprendre "pourquoi l'homme et pour quel destin". Mon unique diplôme en "pensée sauvage", c'est que la majorité de mes réactions spontanées sont "primitives". Je me ressens paléolithique supérieur dans mes tout premiers réflexes. Non seulement vivre, mais dans l'intensité d'une relation avec cet univers crypté.
Nous devons être vigilants, sinon l'avenir de l'humanité sera dramatique pour tous
"Autorisation Groenland accordée."
Je relis le texte de ce télégramme que m'adresse l'ambassadeur de France à Copenhague et qu'un Noir claudicant vient d'apporter dans ma case.
p. 15
Hummocks, des blocs de banquise déchiquetés, monstrueuses excroissances poussées des profondeurs par les vents et les courants. Affrontements venus des océans polaires et figés par le froid. C'est ma mémoire, tailladée, et en lambeaux ; mes violences dans un environnement primitif aux forces contraires.
J'herborise en écoutant ; je me laisse caresser la main par l'herbe rêche. Les premières conversations sont plus faciles en marchant. Je suis d'un oeil distrait les arabesques des lichens blancs ou orangés, aux entrelacs délicats sur les rochers.
La pensée dogmatique religieuse connaît aujourd'hui une révolution. Par delà les religions révélées, et jusqu'au Vatican, dans un approfondissement de la pensée du Pape François en faveur d'une éthique écologique, il est une de conviction animiste, dont la règle serait de ne pas avoir l'orgueil de décider ce qui est bien ou mal, de ne pas prier dans l'espoir d'un paradis uniquement décrit par l'imagination humaine. Se découvre une ouverture ancienne des Jésuites nord-américains, en faveur des pratiques et croyances animistes amérindiennes. La perception animiste de la nature, dans une "pensée sauvage", devient un précieux allié de ceux, parmi les chrétiens, qui préconisent une perception de Jésus revisitée, dans une mystique franciscaine. l'histoire du monde est ainsi construite par des dépassements. L'écologie n'est pas une philosophie de circonstance pour un Occident apeuré. Si je me permets de mettre autant de ferveur pour l'avenir du peuple inuit, c'est que je ne suis pas seulement un géo-historien spécialisé, mais c'est que j'ai, depuis tant de missions au Grand Nord, décelé en moi des réactions qui m'ont fait ressentir que je retrouvais enfin ma propre identité structurelle.
"Oui, nous parlerons." Alors je procède à l'enregistrement et, au bout de vingt minutes, comme pour les encourager, je leur propose d'écouter les deux premiers récits enregistrés. Après quelques minutes, le doyen, Toonee - le narrateur -, assis au milieu du groupe inuit, me dit avec colère : "Cet appareil est mauvais. Je n'ai jamais prononcé ces mots." Ce qu'il entend est réducteur. Il y a les sons qui se codifient en mots ; mais le reste? L'atmosphère, la réception, le regard des assistants et puis lui-même : sa diction, ses gestes, son comportement. De l'émotion, rien ne reste. "C'et un piège de kabluna (Blanc)", ajoute-t-il. Au cours de l'entretien, il cherchait ses paroles afin de trouver ce qui était le plus proche de sa sensibilité à cran et qui pourrait être à portée d'un "entendement blanc". "Oui, dit-il, j'ai souffert en parlant. Mes mots se réduisent aux petits os d'un squelette. Il n'y a plus de chair. En brisant les arêtes, en mangeant sa chair, je deviens poisson. Et tous imaginent que je suis re-devenu animal. Arrête immédiatement!"
Je vivais une scène extraordinaire. Parler, pour un Inuit, c'est d'abord enseigner, et la ponctuation du verbe n'est que partielle : les yeux, les mains, le mouvement du torse, des lèvres du narrateur, les contractions de la machoire, le regard de ceux qui l'écoutent et qui cosignent ou non la déclaration ; le seul enregistrement est mensonger parce que fragmentaire. Pour l'Inuit, le témoignage est un théâtre ; le contre-regard parle en silence ; l'observateur est une partie de l'observé. Et le narrateur est fonction de l'auditoire. Faire vivre ce qui est au-delà du mot, c'est-à-dire l'ombre portée par les syllabes, les affixes et les suffixes.
Dans cette longue initiation à l'animisme qui s'est poursuivie pendant près de cinquante ans, une interrogation me poursuivait. Quelle est donc la nature de l'animal ? J'ai vécu chez un peuple de de chasseurs et j'ai saisi la profondeur du divorce de l'homme avec l'animal. Le De natura rerum, aux hautes latitudes, est le récit de la mauvaise conscience de l'homme qui a rompu avec son passé hybride, ce paradis perdu. On ne discute plus, aujourd'hui, le fait que l'animal souffre, parle. Le temps n'est plus éloigné où l'on décryptera les messages de la baleine, et elle est très bavarde. Oui, un De natura rerum est à écrire sur l'Arctique. On doit d'abord faire prendre conscience de ce divorce, vécu si douloureusement, de l'homme avec la nature. Un remords habite les Inuit, ils savent que, après ce temps du paradis perdu, l'homme, pour s'affirmer, doit vivre debout, et pour ce faire, il lui faut en tant que chasseur tuer frère ours. Toute la mythologie inuit est habitée par ce remords. Ce divorce avec la nature est capital: dans ce désert de glace, de quoi vivre si ce n'est de frères et de sœurs animaux ? Nous savons aujourd'hui que 98.5 % des gènes d'un chimpanzé sont identiques à ceux de l'homme. Quel est le pourcentage de gènes d'un ours polaire par rapport à celui de l'homme? Un droit naturel doit s'imposer à notre société matérialiste, sans quoi la sanction sera terrible; on ne renie pas impunément son passé d'animal-humain, les règles sont sacrées.
Témoigner en faveur des minorités, de toutes les minorités ethniques, sociales, religieuses, intellectuelles va devenir une des toutes premières préoccupations de la collection. Dès les premières années de sa fondation, Terre Humaine va aussi se singulariser en mettant résolument sur le même plan des livres d’intellectuels et des témoignages d’autochtones.
La terre est menacée dans sa réalité, aussi bien au nord qu'au centre et au sud. En fait, ce qu'avait prévu Karl Marx s'avère vrai : le système capitaliste conduit l'homme à sa perte. Mais la situation que nous connaissons n'est pas seulement une crise entre le capital et l'homme, telle que l'avait prévue Marx. Non, c'est beaucoup plus grave, c'est la terre qui ne supporte pas d'être exploitée impunément.
Ayant eu moi-même mon propre attelage, je peux témoigner qu'il est une subtile intelligence dans le cerveau d'un chien; ce n'est pas seulement de la sensibilité, c'est un jugement et une mémoire affective. Ils ont été non seulement mes guides, mais mes amis. Un après-midi heureux, sur une banquise unie, une somnolence facilitant la mémoire sensorielle, les chiens de l'attelage, à quatre mètres de moi, ont immédiatement changé leur cadence en courant au rythme de l'amble, pour éviter toute secousse; mon temps d'orgasme passé, ils ont bougé leurs petites oreilles triangulaires et agité leurs queues pour me faire savoir qu'ils étaient heureux de m'avoir accompagné dans ce ravissement.
Et selon moi, le détroit est l'allée centrale de cette double Allée des baleines. L'espace est double et orienté : à la verticale, et axé vers le cosmos ; mais aussi vers l'horizontale : les rayons du soleil, au point du jour, balaient très exactement d'orient vers l'occident l'allée rituelle de 500 mètres jalonnée de plusieurs structures le long de la plage de galets à 50 centimètres de hauteur au-dessus de la mer et de sa couronne d'algues noires.
p. 92
Août 1965. Détroit de Béring. En route vers Savoonga, île Saint-Laurent. Heureux hasard ! A la faveur d'une rencontre à l'aéroport d'Anchorage -simplicité des contacts qu'on ne découvre qu'aux Etats-Unis- je me lie avec l'attaché parlementaire pour l'Alaska de l'ancien président J F Kennedy.
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"Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble où j'ai saisi mon existence". Buffon se confesse. La voûte céleste, la courbe de la terre, les existences des roches : un même plaisir", ajoute-t-il. "Puis j'entends des sons ; ce sont des oiseaux qui me remuent jusqu'au fond de l'âme."
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