Citations de Jean Sénac (73)
La machine tape est-ce qu'on sait
Est-ce qu'on sait ce qu'elle tape ?
X
Y
Z
v z i b x u o d m i k g
Vlmuklod mighqpqp Iktenism Ipqhianm
Azkl melwpal "Ipsjeghr" mqiepyjsl.
L'acier parle, et le plomb, l'encre
Et l'onde entre l'r et moi.
Sous la traque des couleurs, les univers qui hennissent,
Est-ce qu'on sait (qui tape avec mes deux doigts
quel atome magnétise
quelle matière aimé (h) antise
quelle structure me tire à qui) sur ma cuisse
Le bleu du mot avoue quoi ?
p.741
FATRASIES
Pas plus pesant qu'un seau d'ordures
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau à vermouth
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un saut de cabri
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau d'eau de mer
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de citrons
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un saut dans le vide
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de béton
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau d'écrevisses
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un sceau de Sion
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de poivre
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de fripes
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un sot-l'y-laisse
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de lilas
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de guêpes
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un saut de gouape
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de lune
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de hanches
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un sottisier
Que le sceau d'un baiser sur ta gorge éblouie
Je t'invente et me noie dans le seau de ta vie.
9 novembre 1966
p.480-481
L'ADRET
La solitude n'est pas une arme, elle est la mort.
Vous comprenez pourquoi je cogne, pourquoi je m'agrippe
à ces corps
qui passent.
Une caresse contre ma vie !
Allez courir après cette eau qui casse !
Allez vous baigner dans tout ce verglas !
Il n'y a rien ce soir que des regards qui se croisent très
vite,
des mains qui se désunissent, surprises,
un hiver qui dresse ses quartiers.
La solitude n'est pas une arme.
Dimanche 5 février 1961
p.379
VERS LA POINTE
Et nous sommes sortis
Et la route était verte
Et nous sommes sortis
Et la route était bleue
O dérision
Dans ce bus je suis seul
Pluriel pour ne pas mourir.
p.736
CETTE VILLE
à Farahnaz
pour son premier anniversaire
A ce qu'ils apportent la joie
la confiance
l'élan
vous les reconnaissez.
"Ces militants", 1962.
Dans cette ville
On ne sors plus,
Les rats crèvent
Sous le cœur.
*
Les oranges sont petites
Les pommes de terre rares.
Baisers interdits,
Mosquées grasses.
*
…
*
Les mots eux-mêmes ont froid.
*
…
*
Les mots font mal.
Rire de crin.
*
…
*
Dans cette ville
La jeunesse est un crime,
L'intelligence est un crime,
La beauté est un crime.
La médiocrité est la seule loi.
Poésie battue jusqu'au sang.
*
…
*
Couples, je vous salue
Sur les plages futures !
*
Dans cette ville
On ne se parle plus,
On se ment.
On ne se regarde plus,
On s'épie.
On a peur.
*
On avance avec
Dans les cicatrices
Des étoiles de délation.
Dans cette ville
On ne t'invite pas.
*
Le soleil,
La mer,
Redents intacts.
Le saccage.
Poitrine adolescente,
Rempart,
Ne vieillis pas.
Fête pure,
Ne cède pas.
Dure
Pour tous.
Augure.
*
Dans cette ville,
Farahnaz lève le doigt – pas plus gros qu'une datte –
Ignore les rats, découvre
Les bivouacs du ciel
Et s'émerveille.
Alger 18 octobre 1971
p.709---713
J'écris mes poèmes sur ta bouche.
Ils sont navigateurs sur l'espace gonflé.
Parfois ils touchent terre, ils me reconnaissent.
Émerveillé, je les recopie.
Sous les voûtes d’El Djezaïr, et la saveur des sauces
− Le laurier, le cumin, l’ail et la goutte d’ombre
Où mijote l’invention.
Je t’aime – mais quoi, je parle à vide !
J’ai laissé mon amour aux cigales d’Europe.
J’ai tout donné – Révolution ! – pour quoi ?
Une dune qui roule
Et pas une chimère où reposer ce front !
Lettre à René Char, extrait :
Je suis sorti. Le matin venait à ma rencontre. Je prenais conscience de l’Univers, des astres, des objets, de l’eau, de l’air ; j’entrais dans leur intimité. Il y avait échange et magie, et mariage prestigieux. Je crois avoir tenu quelques secondes, à plusieurs reprises, la vie dans sa totalité, la Poésie, Dieu, Moi. J’étais affolé, effrayé, mais terriblement heureux, un homme qui naît.
Pour une fois dans la glace JE ME SUIS VU ET J’AI VU. C’est atroce et c’est merveilleux.
Le corpoème se présente comme un Corps Total (la chair et l’esprit), c’est dire qu’il est une manière de roman où le poète est donné. Ébloui.
Ne plus croupir. S’accroupir et bondir.
Noire est la transparence de l’eau sur sa voie de tisons.
Noires tes lèvres où tant de morsures ont inscrit mon Livre.
Moelle, entrailles, sperme, sang!
Ô Terre de mes os!
Territoire de ma conscience!
Pour cet arbre, seul ciel!
JARDIN DU VENDREDI
L’arbre est tranquille
mais son écorce éclate
entre le cœur et toi
Les feuilles leur exode
le dur amour le pain
et le nid déserté
où la tendresse rôde
sans trouver son voisin
Il fallait refuser
le soleil était proche
Je n’ai pas dit non
j’ai ouvert les mains
Alors le coq a fait l’orage.
AU BONHEUR DU JOUR
Doyenne de gourmandise
je vous laissais parler
votre sourire était sucré
Mais votre arbre était si loin
si ténébreux sans entaille
qu’il déchaînait autour de nous
les marronniers bleus du désir
J’étais chaste en ce temps de grives
je mettais si haut l’amour
comment m’auriez-vous choisi
moi qui n’étais que plaie vive
Vous êtes partie
vous avez semé
des chardons épais
Et le soleil a jauni.
LE DON DE JOIE
Qui trouve au bord du dénuement
sur les remparts de sa faim
une larme discrète
l’amère saveur du chaos
qui du fond de sa solitude
tire un visage attentif
une fontaine coutumière
et parle sans souci de ses propres embûches
celui-là sait que Dieu s’installe dans le corps
pour une éternité première
et rien ne peut plus le distraire
de cette voix qui s’est tue
au centre de l’épi.
CHEMIN DES RONCES
III
Poète des chaos
des amours fous des épines
d’un royaume sans pitié
d’un visage sans appel
Par le sacre de la mort
je retrouve l’innocence
je justifie la parole
j’en fais une eau amicale.
Que votre nom
Même si vous devez rejeter mon appel
Que votre nom ne me condamne pas
Je porte en moi un cheptel
Terrible
Le pire n’est pas tant ma force
Que mon faible dit mon ami
Dans l’inconsistance du fruit
La cave se prépare
Où croulera le cri
Du moins qu’une seconde austère
Notre visage soit admis
À porter le feu de la terre
Son décalque jusqu’à l’oubli
Votre nom ici se retrouve
Avec l’amande ô liberté
Si passionnément préservée
Dans les sédiments de la louve !
LA NUIT D'UN DOUTE
à Mireille et Jean de Maisonseul,
à Reski Zérarti
II
POUR CONJURER LE CHANT FUNÈBRE
1
Il vient un jour où de nouveau
Tu crois
A l'espace, la pierre,
Où le soleil sur tes paupières est une halte de chevreau.
Entre tes cils 12 564 couleurs effervescent, la joie passe
‒ C'est une électricité prodigieuse !
Alors, tu jettes ton vieux linge, ta barbe superflue, tu
chantes
Et les enfants t'écoutent. Ils écoutent le poète Jean Sénac.
Ils disent : "Dans notre livre, il y a une récitation du poète
algérien Jean Sénac."
D'un coup ils ont peuplé les grilles de jasmin. Tu chantes
Pour un peu de clarté commune, car la nation s'est mise
en marche
En toi ‒ comme une moelle ! Tu retrouves le regard
Qui voit,
Celui qui coule dans la terre
Et l'arbre pousse.
Pas forcément les larmes, le regard
De source,
Celui du chant d'oiseau sur le mont reboisé,
L'appelant, l'ouvrier de la force intérieure,
Le regard de dedans qui dehors a son poids
‒ Et sur la terre il tient tout entier !
Tout cela parce qu'un passant t'a mis dans la main
Une phrase,
Parce que sa pupille à la tienne s'ajuste
Comme ces cartes perforées
‒ Et nous savons,
Tu sais que la mort a ce goût de moisissure que tu hais
Dans les chambres humides. D'un cri
Tu laves les carreaux. Tu cries : "Soleil !" Et ton soleil
fidèle
Remonte.
Ensemble nous allons sur le Môle épeler
La ligne tout là-bas qui fait le monde : l'ho
(L'eau !) l'hor (l'or !), l'ho-ri-zon.
Tu recommences tellement le rire est frais dans tes
entrailles :
L'ho (l'aube !), l'hor (non l'horrible, l'oracle !), l'horizon.
Il y a pour ton pas maintenant une courbe.
Allons !
2
Jette à la mer tes sandales de mort !
Un poisson pétille,
Un oursin violet
Sur le sable pille
Toute la clarté.
Regarde, au fond brille
L'algue, le fer et
La vie – e !
Tu jettes dans la mer tes sandales de mort.
Tu sautes, âme folle,
Tu es heureuse,
Tu n'as pas de contrôle,
Tu…
Oui, tu es belle
Comme la Longue Marche !
Comme la victoire du Viêt-nam !
Comme une peinture de Khadda,
Un relief de Martinez,
"L'Arabie Heureuse" de Baya,
Toutes les couleurs de Zérarti.
Comme une aquarelle d'Aksouh,
Un paysage de Maisonseul,
Le Noûn de Benanteur et l'Alif d'un hibou.
…
p.422-423-424
QUELQU'UN
Le bruit des pages tournées…
Non, c'est un rêve.
Entre deux portes l'air…
Non (reprends ta lecture).
Cette paille qui tremble sous le toit…
Rentre tes mains. Réchauffe-les.
Ce bruit…
C'est un réveil.
Cet autre…
Le cheval.
La nuit coule, froide, blanche,
Entre l'oreille et le cœur.
13 décembre 1960, 3h 15 matin
p.368
POÈME DU LECTEUR
(Lecteur, voici le lien. Ma main, offerte, non plus traçante.
Envahis cette page. Ecris. Ou tache. Mais un instant, dans
cette blancheur, vis — vivons.)
p.748
* (suite voir critique)
À LA POINTE DE L'AUBE
1
La rougeur sur l'îlot et le blanc indicible
De la dernière étoile dans le premier matin,
La mer prise de chair de poule et raclant au métronome
ses os,
Le noir qui cède au bleu, le bleu qui cède au jaune,
De ce balcon où l'univers m'impose l'harmonie,
À travers tempêtes, microsillons, désordres,
En cette saison où les autobus déversent leurs corbeilles
d'adolescents dorés,
Face aux navires qui croisent vers le nord,
Je m'enracine et règne.
2
Entre bleu et blanc tout est blanc.
Ou noir.
Les mouettes, par couples, approchent.
Mais avant la jubilation
Le silence, sec et friable.
Blanc. Noir. Blanc. Un ongle. Pupilles envahies. Tendresse.
Déjà les violentes cymbales
Interrogent le cœur.
21 juillet 1966
p.460