Jeanette Winterson

C'est toujours pareil quand on se permet des digressions : on finit par prendre les choses à coeur.

L’humanité ne supporte que peu de réalité.
C’est pour cela que nous inventons des histoires, dis-je.
Et si nous étions les histoires que nous inventons? demanda Shelley.

(Alto, p.57)

Les rares femmes que je connaissais qui occupaient un poste subalterne ou un poste de direction n'étaient pas mariées. La majorité de mes enseignantes étaient célibataires. Mrs Ratlow était veuve et dirigeait le département d'anglais du lycée, mais continuait de cuisiner et de faire la lessive pour ses deux fils et ne prenait jamais de vacances parce qu'elle disait - je ne l'oublierai jamais : "Quand une femme seule n'éveille plus l'intérêt du sexe opposé, elle n'est visible que là où elle est utile."
Cette phrase de poids aurait dû faire d'elle une féministe, mais elle n'avait pas de temps à consacrer au féminisme en tant que mouvement. Elle adorait les hommes même si leur absence dans sa vie la rendait invisible à ses propres yeux - le recoin le plus triste dans la communauté des lieux invisibles que puisse occuper une femme.

Il est cruel de songer que ce jour ne reviendra plus. Que nous sommes ici et maintenant, et que l'instant est unique. Durant le séjour de Bonaparte à Boulogne, il y avait une atmosphère d'urgence et de privilège. Il se levait avant nous et se couchait longtemps après, passant en revue le moindre détail de nos manoeuvres et nous motivant personnellement. Il tendait la main en direction de la Manche et donnait l'impression que l'Angleterre nous appartenait déjà. A chacun de nous. Il avait ce don. Il devint le centre de nos existences. La perspective du combat nous excitait. Personne n'a envie de se faire tuer, mais les privations, les heures interminables, le froid, les ordres étaient autant de choses que nous aurions dû de toute façon endurer à la ferme ou à la ville. Nous n'étions pas des hommes libres. Il donnait un sens à la routine.

Pendant des années, mon mentor, le curé qui avait soutenu la Révolution, m'avait répété que Bonaparte était peut-être le Fils de Dieu réincarné. J'appris ses batailles et ses campagnes au lieu d'histoire et géographie. Couché à plat ventre avec le curé sur un vieux planisphère incroyablement froissé, je repérais les endroits où il était allé et observais la façon dont les frontières de la France reculaient. Le curé conservait un portrait de Bonaparte à côté de son image de la Sainte Vierge et je grandis en leur compagnie, à l'insu de ma mère qui restait monarchiste et priait encore pour l'âme de Marie-Antoinette.

Bonaparte, le Corse. Né en 1769, un Lion.
Petit, blafard, avec toujours un oeil sur l'avenir et une étonnante faculté de concentration. En 1798, la révolution fit effraction dans un monde fermé et pour une fois le plus misérables gamin des rues avait plus de chances de son côté que n'importe quel aristocrate. Pour un jeune lieutenant expert en artillerie, la conjoncture était favorable, et en quelques années le général Bonaparte transforma l'Italie en une nouvelle province de France.
-Qu'est-ce que la chance, disait-il, sinon la capacité d'exploité les aléas de la vie?
Il se croyait le centre de l'univers, et pendant longtemps rien ne put le faire changer d'avis. Il était amoureux de lui-même, et la France se mit au diapason. C'était une histoire d'amour. Peut-être toute histoire d'amour est-elle de cette nature : non pas un contrat entre parties égales, mais une explosions de rêves et de désirs qui ne trouvent pas d'exutoire dans la vie quotidienne. Seul un drame peut faire l'affaire, et tant que dure le feu d'artifice les cieux apparaissent d'une couleur différente. Il devint empereur. Il fit venir le pape de la Cité sainte pour le Couronnement, mais au dernier moment il prit la couronne entre ses mains et se la posa lui-même sur son front. Il divorça de l'unique personne qui le comprenait, la seule qu'il eût jamais aimée, parce qu'elle ne put lui donner d'héritier. C'était l'unique épisode de son histoire d'amour dont il ne pouvait décider seul.
Il est tour à tour répugnant et fascinant.
Que feriez-vous si vous étiez empereur? Les soldats deviendraient-ils de simples numéros? Les batailles des diagrammes? Les intellectuels une menace? Finiriez-vous vos jours sur un île ou la nourriture est saumâtre et la compagnie insipide?
C'était l'homme le plus puissant du monde, et il n'arrivait pas à battre Joséphine au billard.
Je vous raconte des histoires. Faites-moi confiance.