Avril, chez Les classiques c’est fantastique!, était consacré à la littérature victorienne aussi ai-je cherché longtemps un titre qui m’attirerait. Je souhaitais quitter les sentiers battus pour lire un auteur ou une autrice que je n’avais encore jamais lu.
Grâce à Jean-Christophe, du club de lecture auquel j’appartiens, j’ai trouvé une belle manne « Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien !) » de Jerome K. Jerome.
« Trois hommes dans un bateau » relate les aventures vécues de trois amis londoniens (Georges, Harris et Jerome), employés de bureau à la City ou ailleurs, au cours de leur voyage en canot sur la Tamise. Le trio est accompagné par le fox-terrier du narrateur, Jerome lui-même, répondant au doux nom de Montmorency.
Un soir, après un bon repas entre amis, nos trois compères racontent leurs misères physiques, ce sera à qui aura le plus de maladies après la lecture de réclames dans les journaux ou d’articles médicaux dans les revues. Il est vrai que plus l’hypocondrie s’invite plus les maux harcèlent l’hypocondriaque. Ainsi est décidé un voyage d’agrément pour la Haute Tamise afin de les tenir éloigner en prenant des vacances, leur travail étant harassant, du moins à leurs yeux.
D’emblée la veine comique est présente : les préparatifs du voyage sont drôles à force d’être excentriques et les joutes verbales plus amusantes les unes que les autres. Les bagages et les provisions sont tellement importants que le canot risque de couler. Le narrateur met en scène les gags très visuels à la manière du slapstick, un genre d’humour qui implique une part de violence physique sciemment exagérée, et cela se répètera tout au long du roman. Il y a comme un air de comédie shakespearienne à chaque moment important de la croisière sur la Tamise. Je n’ai eu aucun mal à visualiser l’amoncellement des bagages sur le trottoir et l’attroupement rieur des badauds autour du trio « d’explorateurs » partant « à la recherche de Stanley », célèbre explorateur de l’époque. Le délire continue à la gare de Waterloo où les amis offrent un spectacle désopilant aux voyageurs. Je me suis demandée s’ils allaient jamais pourvoir partir avec la succession de contretemps à surmonter.
Enfin les amis arrivent au hangar de louage de canots, choisissent leur embarcation, ouf l’aventure peut commencer et les digressions aussi : chaque situation vécue appelle à se souvenir de moments similaires du passé. L’auteur en profite pour railler les beaux costumes de canotage des demoiselles, costumes peu pratiques et conçus plus pour le paraître que pour une promenade en canot. Il se plaît également à conter des épisodes historiques sur les rives du fleuve, source inépuisable de récits.
Les digressions sont l’occasion de disserter sur la nature pernicieuse des fox-terriers prompts à provoquer des bagarres canines homériques et à en sortir faussement victime, sur l’inexactitude des baromètres et des bulletins météo (j’en ris encore en y pensant), sur la mauvaise volonté des bouilloires à faire bouillir l’eau pour le thé (la bouilloire devient un ustensile récalcitrant doté d’une vivacité à renverser eau et réchaud) surtout quand on les regarde avec attention, sur le côté sociopathe de l’apprentissage de la cornemuse, à ce tarif mieux vaut entendre George gratter son banjo, ou encore sur la nuisance olfactive de certains fromages. Le tout servi par un récit d’apparence factuelle et candide alors qu’y transpire, allègrement, le délicieux second degré.
La croisière sur la Tamise s’amuse beaucoup, se fait parfois peur (le paysage nocturne peut faire disparaître des îlots, notamment celui qui abrite le canot), se retrouve presque à la rue en raison d’auberges bondées et d’hôtels complets, frôle la catastrophe à cause d’un canot à vapeur, honni par les amateurs de vrai canotage de plaisance à rame, ou manque de se blesser en tentant d’ouvrir une boîte de conserve car l’ouvre-boîte a été oublié à la maison. Chaque tranche de vie cache un potentiel hautement comique et c’est ce qui rend délicieux le roman. A ce propos, l’épisode de la truite pêchée par chaque interlocuteur, pêcheur chevronné de son état, est un immense moment de hâblerie des pêcheurs à la ligne, le point culminant étant la chute de ladite truite empaillée qui s’avère être en plâtre.
Cependant, tout n’est pas que comédie, il y a les digressions historiques permettant d’édifier la culture des lecteurs (j’ai appris beaucoup de choses sur l’histoire du Royaume Uni) et des réflexions philosophiques sur l’existence, sur les illusions que l’on entretient, avec complaisance, sur le monde et sur soi-même, sur l’inutilité de trop rechercher le faste sa vie.
Jerome K. Jerome a écrit ce récit d’aventures en 1889 souhaitant apporter au roman anglais un autre souffle, une autre direction. En effet, à cette époque, deux littératures étaient proposées, la littérature pour une société éduquée et cultivée (ainsi les romans de Jane Austen, de Wilkie Collins ou d’Elizabeth Gaskell, et la littérature de gare avec les romans à quatre sous (les penny novels). Il trouve le format idéal, avec « Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien !) », pour satisfaire l’envie de détente et cherchant autre chose que les romans de gare. Quoi de plus adapté qu’un essai léger, des récits de voyage ou d’aventures drôles et parfois burlesques !
Bien que très critiqué par l’establishment littéraire, Jerome rencontre un énorme succès avec les aventures de son trio. Rapidement traduit en français (1892), plébiscité aux Etats-Unis, le roman deviendra la quintessence de l’humour anglais.
Ce texte, au fil de sa lecture, m’a paru étonnamment moderne pour l’époque, un ovni dans le contexte socio-littéraire de l’époque victorienne. D’autant plus que derrière les innombrables clichés du quotidien de la société anglaise, le texte demeure très anglais apportant un élément nouveau d’importance « entre les distractions du peuple inculte et le raffinement de l’élite », à savoir « une littérature intermédiaire qui cherchait à conquérir un public plus vaste sans tomber dans les clichés vulgaires. » (André Topia)
En un mot comme en mille, ce roman est une véritable pépite d’humour.
Traduit de l’anglais par Déodat Serval
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