Julia Thévenot

Voilà. DÉSORMAIS, JE SAIS,
Il n'avait plus mal, à part un peu partout. Alma lui apporta le thé, et tandis qu'elle le versait dans la porcelaine fleurie, il lui adressa un sourire délicat.
JE NE SUIS PAS LIBRE
DE SAUVER
CEUX QUE J'AIME.

La terre vous soutienne, le bord vous retienne.

- Le monde est une passoire, Ortie. Ou plutôt, un millepertuis.
Alors qu'un million de fourmis mordeuses se mettaient à courir sous sa peau, l'électrifiant de haut en bas, ce mot, millepertuis, sonna sa clochette dans la tête d'Ortie. Une guirlande de clochettes scintillantes, même. Elle visualisa des fleurs jaunes tombant du ciel en cascade, et repensa au museau du joli cerf blanc. Vaurien, qui en avait brouté une dans sa main.
- C'est ainsi que l'on passe d'ici à ailleurs. Par les mille pertuis du monde.

Elle passa le cheveu dans le chas, et, lentement, cousit sa sœur dans le filet de sa poitrine. Tiens, revoilà la douleur, pensa-t-elle à chaque piqûre, fugace, mais intense. Comme un élan vers le dedans, comme tomber dans un puits intérieur. C'était une toute petite douleur en vérité ; elle en savoura chaque millimètre.
En face d'elle, Wandrille, attentif à s'en faire mal aux yeux, frissonnait. C'était une magie sophistiquée, étrange, intime. C'était encore mieux que ce qu'il avait imaginé.

Elle pense à Leslie et Hulda, à son vieux rêve d'une amie inséparable avec qui tout partager, une sorcière vagabonde aussi semblable que fêlée, une âme sœur pour explorer le monde. Et dans sa poitrine un petit déclic résonna. Dans le vieux creux du déséquilibre, là où son Nord manquait, là où elle avait tissé des toiles d'ennui à petits pas prudents, une mécanique se remit en route. La mécanique des rêves d'enfant.

En se projetant vers son Nord, elle venait de sentir une sorte de grésillement intérieur, au niveau du bas-ventre. Une brûlure délicieuse, meilleure que toutes les douleurs quelle connaissait depuis presque deux ans. Une douleur qui la fit trembler et espérer. On aurait dit l'espace d'un instant, qu'un feu lointain palpitait.

Les chagrins d'amour, on fait ça à vingt ans, mais il faut savoir qu'à vingt ans, Ortie, on est toujours un enfant. C'est donc certainement que la plupart des gens sont très en retard, pas spécialement que tu es en avance sur les drames de l'existence.
(...)
- Et, demanda Ortie, on en guérit ?
- Des chagrins d'amour ? On s'en fait des petites cicatrices dans la poitrine, noueuses et solides comme des dés à coudre.
(...) Dans ses vieux iris délavés, Ortie crut voir des crises de magie et chagrins d'amour passés, jamais oubliés mais guéris. Après tout, Tante Viv était vieille, jaunie, fripée, mais toujours debout, et formidable, avec ça.

Une vraie grêle ? répéta-t-elle. De l'eau qui tombe du ciel en cailloux ? Et pourquoi pas des choux de Bruxelles ? Ça n'existe pas, bichette. La grêle, c'est une sorcière qui perd les pédales.

En face, le corps de Tante Viv sursauta puis s'écroula, brassé de I'intérieur, organes chahutés en tous sens. Ortie cria avant même de voir le résultat ; elle n'aimait pas, elle n'aimait vraiment pas quand quelqu'un était Secoué. Tout entier, le corps fripé se déforma, se tordit, se révolta, devenant peu à peu une masse de chair dont la forme initiale n'était plus reconnaissable. Les yeux furent avalés par leurs orbites pour réapparaitre un peu plus loin dans le pli d'un coude, un bout d'intestin ressortit par une narine égarée, et la chair brune d'un poumon par un orifice indéterminé. Tout se mélangea dans un chaos tumultueux, le corps se crispa, se fondit, se heurta à lui-même comme une pâte à pain malmenée.

D'ailleurs, il était désormais admis qu'au goûter, l'on servait à sa mère un café serré, à Épine et Ortie un lait fraise, et à Ronce un grand verre de javel.

Elle habitait Tours-Nord, un quartier incliné à 6 %, cela signifiait que tout dans sa vie était un peu en pente. Elle-même se sentait un peu en pente, sans pouvoir l'expliquer.

C'est une peur tranquille de ne pas comprendre ce qui se joue exactement, songea l'Ortie de quinze ans qui regardait avec tendresse défiler les scènes aux couleurs de vieille VHS, la pellicule des souvenirs sautant dans un sens puis dans l'autre.

- Quand une sorcière tombe amoureuse d'un commun, déclara-t-elle, elle perd le Nord. Quand un commun tombe amoureux d'une sorcière, il se perd lui-même.
- Comment on fait pour pas se perdre ?
- Ça, ma bichette...

- Et, demanda Ortie, on en guérit ?
- Des chagrins d'amour ? On s'en fait des petites cicatrices dans la poitrine, noueuses et solides comme des dés à coudre. Des crises de magie ?...
Elle soupira, ses yeux esquivant les siens.
- Bien sûr, qu'on en guérit, dit-elle d'un air pas sûr du tout. Ce sera peut-être un peu long à réparer, et ça... ça ne va pas plaire à ta mère.

À cet instant de sa petite vie, elle en savait, par un hasard épatant, juste assez pour commettre la plus monumentale erreur de sorcellerie, celle qui enclencherait tant de délicieux ennuis.

Ma boussole est détraquée, elle pointe toujours vers toi.

Ai-je été juste envers tes sentiments ? Mais, Roméo, l'est-on jamais vraiment ?

- Tu portes littéralement la marque de tes amours contrariées.

- Les événements ont toujours plusieurs interprétations.

- On n'a toujours pas trouvé le prénom du kid en attendant.
Évidemment, c'était drôle mais, évidemment, ce n'était pas que ça ; il y a toujours une part de légèreté qui s'en va quand on parle de bébé, même virtuel