Je suis au milieu du parc, je me suis arrêtée devant un chêne et je ne bouge pas, comme si j'attendais que l'arbre fasse un pas de côté pour me laisser passer.
Dans le vestibule, ses chaussons gris étaient là pour m'accueillir. L'un d'eux avait la semelle décollée. A chaque pas, le chausson s'ouvrait et se refermait comme s'il avait quelque chose sur le bout de la langue, mais ne parvenait pas à se rappeller quoi.
Au bas d'un immeuble, qui était apparemment devenu "son" immeuble, un type attendait avec une valise rouge. Il était grand, trop grand pour être saisi d'un coup d'oeil, avec des coeurs et des motifs tribaux tatoués sur ses biceps rebondis. Jeune, mais dégarni, il avait une ride paternelle prématurée entre ses sourcils ébouriffés.
Nos voix s'échappent de nos poumons comme des chauve-souris innocentes.
Quand elle a compris que ma décision de rentrer était prise, son regard s'est détaché de moi comme le voile tombe d'une statue qu'on découvre.
Les bonnes histoires ne parlent jamais de ce qui se passe vraiment, on le sait. Ce qui reste, ce sont des images, comme des dessins à la craie sur le trottoir, les années déferlant sur elles comme la pluie.
Les chiffres au tableau du lycée t’étaient aussi familiers que des photos dans un album de famille. Pour moi, les suites de chiffres étaient impénétrables, je préférais les lettres, je pouvais en faire des mots, et avec les mots, faire des phrases. Le prof de serbe m’avait demandé d’écrire un texte pour le journal de l’école. Sujet : « De quoi je rêve ». Papa a arraché cette page du journal plus tard, il l’a encadrée et accrochée au mur du salon. Pour toi, en revanche, les mots avaient perdu leur sens depuis longtemps. Ils suivaient les lois injustes des hommes, leur nature changeait à chaque renouvellement du vocabulaire. A côté de tes chiffres immuables, les paroles étaient des putes édentées devant des déesses grecques. Le pacte tombait donc sous le sens : tu faisais deux tests de maths, l’un à mon nom, l’autre au tien, et moi, j’écrivais deux devoirs de serbe. « L’automne dans ma ville ». On modifiait alors nos écritures : tu ajoutais des empattements et de gros ventres ronds à « mes » chiffres, moi j’inclinais « tes » lettres, allongeais leurs extrémités et ajoutais des ornements dont les miennes étaient dépourvues. En écrivant les textes signés Lela Beric, j’imaginais que j’étais «toi» ? C’étaient des moments rares, précieux, où ton histoire n’appartenait vraiment qu’à moi et à mon crayon.
(p.135)
Tu as haussé les épaules, comme s'il n'y avait pas moyen de nous expliquer ça - à nous, les jeunes filles sans menstruation. Tu étais différente. Il y avait dans ton attitude une sagesse intangible, quelque chose qui disait que c'était à toi de guider et à moi de suivre, comme si nous faisions partie de deux espèces de primates différentes. Le sang perdu t'a donné le pouvoir de décider de tout - ou aller, que faire, comment se comporter. J'essayais de te rappeler que c'était moi la plus âgée et que j'étais par conséquent responsable de nous deux, mais pour toi, le sang dépassait de loin la chronologie. Et quand je t'ai dit que ton nouveau nom ne comptait pas parce qu'il était faux, tu n'as pas bronché.
"Toi non plus, tu n'es pas née avec le tien, as-tu dit. Tu ne l'as eu que plus tard."
La veille encore, tu étais Lejla, sans règles, immaculée, comme moi. À présent, cette maudite Lela au prénom serbe s'était glissée dans notre amitié, une Lela qui avait ses règles et comptait bien garder les détails pour elle. Je la haïssais. Je te haïssais. Avec un couteau de cuisine, ta mère a enlevé le g bosniaque de votre nom de famille apposé sur la porte d'entrée, et elle l'a remplacé par un r. Begić est devenu Berić, pour ne pas attirer la colère des voisins serbes. La lettre en laiton brillait, toute neuve au milieu de ton vrai nom de famille, humiliant les autres lettres. Tu étais devenu Lela Berić, comme ça, sans aucune autorisation.
Tu as traîné le nom de Lela dans les toilettes .j'ai traîné celui de Sara dans des revues littéraires .N'est-ce pas la même chose en fin de compte?
« Je ne me rappelle pas parce que personne ne m’a dit de mémoriser tout ça. Chaque fois, je perds un petit bout de cette image. »