Il aurait suffi de presque rien, d'être là ce jour d'été en 1965, quand on l'a déposée, toute blanche, dans son habit du dimanche, sous les planches. D'imaginer la portée du chagrin de ceux qui l'entouraient et prenaient seulement la mesure du gâchis immense d'une existence qui ne demandait qu'à éclore. La loi du spectacle est ainsi faite qu'un pianiste est vite remplacé, mais celle-ci méritait davantage qu'un faux rappel de circonstance.
Voilà, Je l'ai trouvé, le point sur lequel je dois concentrer mon attention avant de partir. (...)
Ce cèdre-là, il les domine d'une tête, les autres arbres : dans l'ensemble, vu de loin, on aurait pu croire qu'il veillait sur eux. Un arbre, pour survivre, il faut qu'il sorte de l'ombre des autres, qu'il aille chercher l'oxygène, qu'il fasse passer ses branches par-dessus. Qu'elles puissent garder l'équilibre et qu'elles ressemblent à des plateaux superposés, bien ordonnés. C'est vrai que le libani, c'est l'harmonie par rapport à l'Atlas, à ses branches qui ressemblent à celles de n'importe quel conifère, aux sapins que les enfants dessinent. (...)
Mon arbre à moi, je pars avec lui et j'en suis fier, c'est le signe que j'attendais. C'est son ombre qui grandit sur cette dernière scène, c'est pas une ombre obscure, c'est comme quand on prend le temps d'attendre que le soleil tombe sur une place, de voir l'ombre qui grandit, qui s'empare de l'endroit... C'est bien ce qui est marqué chez Beurrier, qu'on ne peut pas comprendre ce qu'est la vie tant qu"on s'est pas mesuré à çà, semer quelque chose qui nous dépassera. En temps, en taille. (...) L'arbre qu"on plante, c'est le temps qu'on accepte et qu'on regarde d'un autre oeil, c'est comme un relais, on lui transmet le flambeau, peut-être parce qu'on sait qu'on peut davantage croire aux arbres qu'aux hommes...
L'inégalité est forte devant la postérité. Aussi injuste qu'exponentielle: de Liliane soixante ans après, il ne reste que des chansons, mais pas celles qu'elle a composées. Même celles qui lui ont été dédiées, il y en a pour croire qu'elles sont adressés à d'autres.
Il s'appelait Claude Bastion, dix minutes plus tôt, il m'avait demandé une cigarette, je lui avais donnée. Ce gars-là n'ouvrait la bouche que pour dire l'essentiel. Il était plutôt bourru. Jamais on ne l'avait vu la ramener dans la compagnie, il n'était ni boute-en-train, ni souffre douleur ; personne d'ailleurs n'avait jamais éprouvé l'envie de le mettre en boîte, ou d'en savoir plus sur sa vie.
"Jouer à cache-cache, c'est aller vers des endroits qu'on fuirait en d'autres temps ; s'adapter aux peurs des autres, deviner les limites qu'ils ne franchiront pas."
"Elles doivent partager ça, nos mères, ce renoncement, la sensation qu'elles sont passées à côté de quelque chose. C'est compliqué la vie, quand on choisit de taire les choses lourdes. Comme dans le marais, elles nous entraînent vers le fond mais c'est au moment ou l'on s'y attend le moins qu'elles remontent à la surface."
Personne ne soupçonne jamais à quel point la scène te renvoie le poids de ce que tu lui as donné quand tu la quittes. A quel point la fatigue te rattrape, à la seconde où on te tend, dans la coulisse, une serviette, une cigarette déjà allumée. Ce fut parfois dur d'être Paco.
Lire la musique ne suffit pas, la jouer non plus, s'y perdre est essentiel.
Je revenais enfin sur ces terres sacrées
Garantes d'une histoire, gardiennes de la nôtre
On n'est jamais soi-même que quand on revoit l'autre
Celui qui a tenu quand le fil vacillait
Mon fils, il ne faut jamais écouter ceux qui ont d'autres leçons à te donner que celles des anciens, ou de la vie. Opiner du chef ou plisser les yeux comme je pouvais le faire, suffira. Et tant qu'ils parlent, répéter ses gammes, refaire mentalement la descente du manche.