Léon Pressouyre

Crois-en mon expérience tu trouveras quelquechose de plus dans les bois que dans les livres. Les arbres et les rochers t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre d'aucun maître.

(La maîtrise de la nature) Pendant longtemps, les Cisterciens ont été tout bonnement crédités de l'invention de l'Europe rurale moderne. Moines défricheurs, ils avaient troué de clairières, de l'Armorique à l'Elbe et de la Scandinavie au pays andalou, une forêt impénétrable ; hydrauliciens avertis, ils avaient domestiqué les rivières et drainé les marais ; pionniers de l'assolement triennal, ils avaient su obtenir des rendements en grains comparables à ceux des physiocrates ; vignerons ou éleveurs, ils avaient pu définir des cépages illustres et sélectionner des races compétitives. Après le temps du dithyrambe est venu celui de la critique. Aujourd'hui, tout historien qui se respecte doit émettre de sérieux doutes sur le rôle des Cisterciens dans nos campagnes. Derniers venus, ils auraient bénéficié d'une dynamique antérieure ; tout au plus leur reconnaît-on des talents de gestion et des vertus de persévérance : ils ne sont plus de la race des inventeurs mais des exploitants, ou, pire, des exploiteurs.
Ce jeu des thèses et des antithèses fait bon marché d'une évidence : l'omniprésence des structures cisterciennes dans les terroirs de l'Europe. Ici, une clairière de défrichement pérennise la forme d'une exploitation du XIIème siècle ; là, une série d'étangs et de canaux révèle l'organisation, désormais oiseuse des pêcheries et des prés irrigués ; un peu partout des bergeries, des celliers, des moulins ou encore ces immenses halles de la glèbe, ces cathédrales des champs, les granges céréalières, se dressent comme un mémento de l'activité des moines blancs.

Ni les idéaux ni les modèles historiques n'ont eu autant de conséquences que des réalisations peut-être banales en leur temps, mais rendues exceptionnelles par les sélections de l'Histoire. Inscrites comme des annotations marginales, les leçons cisterciennes sur la maîtrise de la nature, des techniques et du bâtiment prennent aujourd'hui la valeur d'un témoignage capital. (page 69 - Chapitre III)

La sobriété cistercienne
Il y a même une sorte de vanité à se complaire jusque dans la cellule à rechercher de la beauté, à orner ses murs de peintures ou d’objets orfèvres de toute sorte, à décorer son oratoire de tentures ou d’images diverses. Garde-toi de tout cela comme contraire à la profession.
Je t’en prie, ne recherche pas, sous couvert de dévotion, la gloriole par des peintures ou des sculptures, par des tentures couvertes d’oiseaux ou de bestiaux ou par des figures variées représentant diverses fleurs. Ce sont là occupations dignes de gens qui, n’ayant rien dans leur cœur dont ils puissent se glorifier, doivent chercher ailleurs des motifs de contentement.
Trouve ta gloire, trouver ton contentement dans ton cœur et non à l’extérieur, dans les vraies vertus et non dans les peintures ou les images. - Aelred de Rievaulx.
(page 110)

Ces réalités concrètes ,fortement intégrées au rêve cistercien,n'en sont pas la contrepartie dérisoire et triviale. Elles expriment à leur façon les vertus d'un idéal qui respecte la condition humaine dans sa dimension quotidienne tout en recherchant les voies de la perfection morale et du salut éternel.

L’architecture du cloître du Thoronet fuit toute équivoque. des piliers massifs, des colonnes aux chapiteaux rudimentaires et aux bases posées sur un soubassement sont transfigurés par la rigueur des proportions, la beauté de la pierre, la magie de la lumière. Avec ses murs épais, ses arcatures trouées d’un oculus, ce monument réalise l’idéal du cloître monastique, à la fois prison et paradis.
(page 61)