Citations de Léopold Sédar Senghor (143)
Lune.
Sur la paume des papayers, à l'aisselle nue des bancouliers, pèse la fluence de la lune, et les grands arbres noirs ordonnancent l'ombre au flanc des routes de l'avenir. Un concile de moustiques hallucinés, irritant les buissons hantés de brume très lucide, émet incessamment ses ordres de recettes, et tremble le reflet d'argent au fond du ciel palustre, à cette indiscrète présence... Et mon cœur convulsif, trahi par tout ce mercure pâle coulant au centre de cette Afrique, dirai-je aujourd'hui même mes grandes souffrances d'ailleurs ? Le frémissement d'angoisse bleue qui fréquentait mon sein à cette transparence d'yeux où je couvrais l'absence ; l'intensité, la vanité de ma créance où tu lassas ta force espoir, et cette solitude par après, nul ne les a connus - nul - ni elle...
Nous n'héritons pas de la terre de nos parents, nous l'empruntons à nos enfants.
Devant moi le silence humide
et seul le froissement soyeux des vagues.
Fumées,..
Il est parti ce jour que la forêt en deuil
versa des fleurs à flots
dans un grand rythme de choses blessées...
Il est parti
Et depuis
son souvenir flotte, liquide et capricieux
sur la vapeur d'or
que l'âme jalouse des vieux cerfs
oublie dans la forêt de leur jeunesse rêveuse
Un pâtre
a sifflé un air que l'on n'entendit plus jamais
Et le grelot perdu
des chèvres dans la montagne
se fit plaintif
comme la prière du vent dans les talus...
POÈME À MON FRÈRE BLANC
« Cher frère blanc ,
Quand je suis né, j’étais noir,
Quand j’ai grandi , j’étais noir,
Quand je suis au soleil , je suis noir,
Quand je suis malade , je suis noir,
Quand je mourrai , je serai noir.
Tandis que toi, homme blanc ,
Quand tu es né, tu étais rose,
Quand tu as grandi , tu étais blanc,
Quand tu vas au soleil , tu es rouge,
Quand tu as froid, tu es bleu ,
Quand tu as peur, tu es vert,
Quand tu es malade, tu es jaune,
Quand tu mourras , tu seras gris.
Alors de nous deux,
Qui est l’homme de couleur ? » .
- Peux-tu me dire quelle est la porte la plus longue de toutes et qui ne projette pas d'ombre?
- C'est le puits.
- Non, l'eau de puits reflète l'ombre des parois. Cette longue porte, c'est le chemin.
- En effet, dit Samba, le chemin est horizontal et n'a aucune épaisseur.
POEME LIMINAIRE.
Vous Tirailleurs Sénégalais mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux,
Je ne laisserai pas - non ! - les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Vous n'êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania de tous les murs de France
[...]
TU PARLES
[...]
J'aime tes jeunes rides, ces ombres que colore d'un vieux rose
Ton sourire de Septembre, ces fleurs commissures de tes yeux de ta bouche.
Tes yeux et ton sourire, les baumes de tes mains le
velours la fourrure de ton corps
Qu'ils me charment longtemps au jardin de l'Éden
Femme ambiguë, toute fureur toute douceur.
Mais au cœur de la saison froide
Quand les courbes de ton visage plus pures se présenteront
Tes joues plus creuses, ton regard plus distant, ma Dame
Quand de sillons seront striés, comme les champs l'hiver, ta peau ton cou ton corps sous les fatigues Tes mains minces diaphanes, j'atteindrai le trésor de ma quête rythmique
Et le soleil derrière la longue nuit d'angoisse
La cascade et la même mélopée, les murmures des sources de ton âme.
[...]
(extrait de "Lettres d'hivernage") - pp. 255-256
Chants d’ombre (II)
LE MESSAGE
extrait 2
Le Prince a répondu. Voici l’empreinte exacte de son discours
« Enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras ?
Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois.
Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes.
Vous amassez des feuilles de papier – si seulement des louis
d’or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts
tenaces !
Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des
courtisanes
Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race!
Êtes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ
Et vous pleurez aux soirs-là-bas de grands feux et de sang.
Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ?
Allez à Mbissel à Fa’oy ; récitez le chapelet de sanctuaires
qui ont jalonné la Grande Voie
Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et
de gloire.
Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang !
Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Élissa ;
minces étaient les désirs de leur ventre.
Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur
lance loyale.
Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées
à parer leurs poupées.
Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs
demeures à l’ombre divine des ficus
Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.
Voix du Sang ! Pensées à remâcher !
Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants
seront la couronne blanche de votre tête. »
J’ai entendu la Parole du Prince.
Héraut de la Bonne Nouvelle, voici sa récade d’ivoire.
Chants d’ombre (II)
LE MESSAGE
extrait 1
Ils m’ont dépêché un courrier rapide.
Et il a traversé la violence des fleuves ; dans les rizières
basses, il enfonçait jusqu’au nombril.
C’est dire que leur message était urgent.
J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges.
Un pagne, je n’ai rien emporté pour les matins de rosée.
Pour viatique, des paroles de paix blanches à m’ouvrir
toute route.
J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches
vierges
D’où pendaient des lianes plus perfides que serpents
J’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut
empoisonné.
Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance
Et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines.
J’ai reconnu les cendres des anciens bivacs et les hôtes
héréditaires.
Nous avons échangé de longs discours sous les kaïcédrats
Nous avons échangé les présents rituels.
Et j’arrivai à Elissa, nid de faucons défiant la superbe des
Conquérants.
J’ai revu l’antique demeure sur la colline, un village aux
longs cils baissés.
Au Gardien du Sang j’ai récité le long message
Les épizooties le commerce ruiné, les chasses quadrillées
la décence bourgeoise
Et les mépris sans graisse dont se gonflent les ventres des
captifs.
…
L'orgueil d'être différent ne doit pas empêcher le bonheur d'être ensemble.
(Cité par Souleymane Bachir Diagne dans un entretien publié dans Le Monde le 2 avril 2022.)
En Afrique, il n'y a pas de frontières; même pas entre la vie et la mort.
(Cité par Pierre Bertaux en exergue de son ouvrage "L'Afrique de la préhistoire à l'époque contemporaine", 1973, éd.Bordas)
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu’au coeur de l’Été et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l’éclair d’un aigle
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée
Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.
Délices des jeux de l’Esprit, les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire
A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.
Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Éternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.
Le retour de l’enfant prodigue
(woï pour une kora)
À JACQUES MAGUILÊN SENGHOR,
MON NEVEU.
II
Je récuse mon sang en la tête vide d’idées, en ce ventre
qu’ont déserté les muscles du courage.
Me conduise la note d’or de la flûte du silence, me
conduise le pâtre mon frère de rêve jadis
Nu sous sa ceinture de lait, la fleur du flamboyant au front.
Er perce pâtre, mais perce d’une longue note surréelle
cette villa branlante, dont fenêtres et habitants sont
minés des termites.
Et mon cœur de nouveau sous la haute demeure qu’a
édifiée l’orgueil de l’Homme
Et mon cœur de nouveau sur la tombe où pieusement
il a couché sa longue généalogie.
Il n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore
du dyâli et le stylet d’or rouge de sa langue.
Le retour de l’enfant prodigue
(woï pour une kora)
À JACQUES MAGUILÊN SENGHOR,
MON NEVEU.
I
Et mon cœur de nouveau sur la marche de pierre, sous la
porte haute d’honneur.
Et tressaillent les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de
foudre, mon père.
Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et
’inquiétude de toutes les routes d’Europe
Et la rumeur des villes vastes ; et les cités battues de
vagues de mille passions dans ma tête.
Mon cœur est resté pur comme Vent d’Est au mois de Mars.
Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques.
[...] danser, c'est découvrir et recréer, surtout lorsque la danse est danse d'amour. C'est, en tout cas, le meilleur mode de connaissance.
J'ai rêvé d'un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus.
Le noir a sa lumière et sa douceur. Pour les peintres négro-africains de la tradition, c'est le noir qui naturellement exprime la vie, tandis que le blanc exprime la Mort.
(Article publié en 1960 par Léopold Sédar Senghor, intitulé : "La poésie de Pierre Soulages)
La première fois que je vis un tableau de Pierre Soulages ce fut un choc. Je reçus au creux de l'estomac un coup qui me fit vaciller, comme le boxeur touché qui soudain s'abîme.