Vidéo de Leopoldo Brizuela
Je comprends qu’ecrire est un moyen sans pareil d’éclairer le lien entre le passé et le présent.
Ce qui m’encourage à poursuivre, non pour informer, mais pour découvrir.
p. 45
Qu’est-ce que le blocage de l’écrivain ? Ce n’est pas la simple incapacité d’écrire, mais l’impossibilité d’écrire en accord avec sa vérité profonde, en connectant son imagination au centre obscur de la personnalité qui exige de venir au jour sous forme de récit. Laisse-moi sortir ou je te dévore.
Or, il y a des années que j’ai le sentiment d’écrire en vain. Des choses vaines. D’être incapable de devenir digne de mon destin.
Rafles, descentes. Toujours avoir les papiers sur soi. Interdit de marcher sur le trottoir devant les bâtiments officiels : la sentinelle a pour ordre d’ouvrir le feu si l’on contrevient à la consigne. Les précautions deviennent vite des habitudes, pour ne plus avoir à y penser, pour oublier la peur. Il est obligatoire de déclarer les armes que l’on détient, de renouveler ses papiers, et urgent de figurer au nombre des vivants.
Le moment est venu où tout se déchaîne. Celui où la moindre ignorance, où la moindre résistance, mène de l’interrogatoire à la torture.
Dans l'autobus du retour, je suis tourmenté par une image : pendant que je roule irrévocablement vers Tolosa, la mort vient à ma rencontre. Irrévocablement. Ou ne serait-ce que mon silence, cette forme de mort qu'implique le fait de ne pouvoir écrire? De nouveau le doute s’immisce en moi que je n'ai jamais rien écrit. Que je n'ai jamais rien pu écrire.
Que la vieille illusion de pouvoir écrire sur l'horreur et lui donner son nom pour m'en libérer était tout simplement irréalisable, n'était qu'une autre illusion, celle qui me permettait de continuer d'écrire, et parfois, tout au plus, de faire face à sa noirceur.
On dit - comme, par exemple, les avocats des génocidaires dans les Juicios por la verdad, et c'est le principal argument qu'ils avancent pour demander l'absolution des bourreaux - que l'on ne peut juger une époque selon les critères d'une autre. Que l'on ne peut interpréter la guerre avec la terminologie de la paix.
Mais il est des débordements, des excès que même la guerre ne saurait admettre, comme celui que le jeune garçon que j'étais à l'époque avait pu apercevoir, bien que sans le comprendre - impossibilité qui l'a forcé à ensevelir ce souvenir au plus profond de lui-même pendant plus de trente ans.
p.134
Le mystère qui m’avait conduit, alors que je voulais me soustraire au danger, à entrer lentement, tranquillement dans l’engrenage. La peur de la peur
J'ai noté dans mon carnet : "Je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie, ou, plus exactement, je n'ai jamais été aussi près d'avoir une vie." C'était "le moment où tout semble écrire avec nous", comme le dit Marguerite Duras ; où nous considérons le monde comme une seule question, et chaque chose comme une réponse.
"J'ai vécu ainsi pendant trente ans, dans la peur ou, pis encore, dans la peur de la peur."
p.105
À l’extrême sud de l’archipel de la Terre de Feu, aussi loin dans le sud qu’il est permis d’aller en ce monde, il existe une petite île, rocheuse et désolée, que les marins appellent « l’île du Waichai ».
L’île se situe au choc de deux océans. Depuis les falaises de la côte est, fouettées par l’Atlantique, une ria étroite se fraye un passage jusqu’à la crique exiguë où, à l’abri de trois collines et au bord d’un ruisseau, se dresse un gîte solitaire. Avec sa maisonnette de bois bâtie sur pilotis, sa baraque sur l’arrière et sa chapelle, il évoque l’un de ces nombreux refuges par lesquels les empires marquaient leurs confins, et que même un siècle entier d’abandon et de tempêtes n’est parvenu à rendre moins hospitaliers. Au long des hivers sans fin, la crique est une conque de neige où s’apaise la tourmente ; au retour du printemps, quand ce qui n’est point pierre est branche sèche, elle est un nid immense en attente des premières volées.
À l’entour de l’« hôtellerie » il y a des bornes et des écriteaux qui rappellent l’époque mythique où des navigateurs de toutes les nations, emportés par le même rêve, entraient en ces parages, cinglant vers le cap Horn. Mais rares sont aujourd’hui les voyageurs nuitant sur l’île dans l’attente de la goélette d’Ushuaia, qui de temps à autre fait escale ici avant de s’enfoncer dans le labyrinthe d’îles et de canaux. Waichai, son unique habitant et virtuel propriétaire, est l’un des derniers survivants des tribus décimées au début du siècle, et les voyageurs supposent, au reste, qu’il préfère sa solitude à la compagnie d’un quelconque « homme du Nord ». Et cependant, lorsque les hommes d’un navire affalent une chaloupe, le vieil Indien sort de sa maisonnette en claudiquant, se plante sur la plage et, prenant la pose d’une vigie, il paraît guetter un visiteur de la plus grande importance.