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Critiques de Lorenzo Mattotti (75)
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Feux / Murmure

Un album étrange avec de magnifiques illustrations !
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Feux / Murmure



Ce tome regroupe 2 récits complets en bandes dessinées, et un entretien d'une demi-douzaine de pages avec Lorenzon Mattotti, conduit par Jean-Christophe Ogier, intercalée entre les 2.



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- Feux -

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Il s'agit d'un récit complet, indépendant de tout autre, décomposé en 6 chapitres. Il est paru pour la première fois en 1984. Il a entièrement été réalisé par Lorenzo Mattotti, un artiste italien.



L'état de Sillantoe est composé d'un archipel d'îles. Il a dépêché un navire militaire (l'Anselme) pour aller enquêter sur les phénomènes inquiétants se déroulant sur l'île de sainte Agathe. Le lieutenant Absinthe fait partie du premier groupe à débarquer pour une mission de reconnaissance. La nuit précédant l'expédition, il fait des rêves étranges où apparaît le symbole du feu. Lors de l'exploration il tombe nez à nez avec une étrange créature indigène. De retour sur le navire, il n'en dit mot à son supérieur. En son for intérieur, il ressent comme un attachement pour cette île.



Il est un petit peu intimidant d'ouvrir "Feux" qui a connu un écho retentissant lors de sa sortie, qui est classé parmi les chefs d'œuvre du neuvième art, qui a donné naissance au courant baptisé "bande dessinée picturale". Le lecteur se demande s'il va bien tout comprendre, sans même aller jusqu'à identifier les éléments narratifs novateurs.



L'intrigue s'avère très linéaire et simple. Le lieutenant Absinthe est en quelque sorte contaminé par quelque chose qui se trouve sur l'île. Son point de vue sur la nature de l'île s'en trouve radicalement modifié, ce qui l'oblige à appréhender autrement la mission de l'équipage, et à prendre parti pour l'île. De ce point de vue, il n'y a rien de très compliqué.



Les années ayant passé depuis 1984, la découverte des planches de Mattotti n''est pas traumatisante. Les lecteurs ont intégré dans leur esprit, que l'approche picturale dans la bande dessinée n'est pas unique, que certains artistes disposent d'une culture en peinture qu'ils sont en mesure de mettre au service de leur récit.



Les planches de "Feux" n'en restent pas moins saisissantes. Le temps n'a pas diminué la force de leur impact. D'un point de vue formel, Mattotti se plie à la composition de planche découpée en cases, en moyenne 6 par page, avec quelques dessins pleine page, essentiellement en tête de chapitre. Les images qu'il créée évoquent les peintres illustres de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième (par exemple Cézanne, Van Gogh, Picasso période Demoiselles d'Avignon, Edward Hopper). Certaines cases empruntent également des idées de compositions à Roy Lichtenstein, en particulier la façon de représenter les canons comme des objets géométriques, détachés de leur support.



Certaines cases prises hors de la trame narrative s'apparentent à une image abstraite, dont le sens ne peut se déduire qu'à partir des cases qui la jouxtent, pour identifier à quel élément figuratif cette composition géométrique appartient. Il ne s'agit cependant pas d'un exercice de style qui viserait à contraindre la peinture académique au cadre de la bande dessinée. Il s'agit bel et bien de raconter une histoire en exprimant au mieux les sentiments, les sensations et la vie intérieure du personnage par des images, le choix du mode de représentation étant asservie au récit.



Dans un entretien avec Jean-Christophe Ogier, Mattotti a dit de manière explicite que chaque case a été pensée, conceptualisée pour apporter quelque chose au récit. Ce besoin d'explication en dit long sur les réactions qu'a dû susciter l'ouvrage à sa sortie, tellement il sortait des normes de l'époque. Il explique également qu'il a écrit les textes après avoir conçu la bande dessinée. Là aussi, Mattotti utilise le langage pour servir son histoire. Il respecte syntaxe et grammaire. Il utilise des phylactères pour le dialogue, et il développe le flux de pensées intérieur du lieutenant Absinthe, créant ainsi une forme de poésie dans la façon d'appréhender les événements. Même dans la forme des phylactères, Mattotti insère du signifiant. Il a choisi des contours de phylactère en forme de polygones irréguliers, plutôt que les traditionnelles ellipses. Cet aspect induit une forme d'agressivité due aux angles, ce qui teinte les propos eux-mêmes parfois de brutalité, d'autre fois d'hésitation du fait de ce contour irrégulier.



Au-delà des références artistiques, la grande innovation de Lorenzo Mattotti est de donner une importance prépondérante aux couleurs, comme expressions des sensations et des sentiments. Les couleurs ne sont pas cantonnées au rôle reproduire la teinte réelle des éléments dessinés. Elles deviennent expressionnistes. Dans certaines pages elles prennent la première place, reléguant les contours des formes au second plan.



Les modalités picturales de narration confèrent un impact émotionnel inoubliable au récit, jusqu'à presqu'en faire oublier les péripéties et le thème. L'intrigue est donc très linéaire et très simple, avec ce lieutenant qui change de point de vue suite à une rencontre et qui assiste au conflit entre 2 parties (les militaires contre l'île) qui ne s'entendent pas. D'un côté l'armée est venue avec pour mission de civiliser les lieux ; de l'autre la force vitale de l'île ne se laisse pas dompter.



Toutefois, la formulation des réflexions issues du flux de pensée intérieure d'Absinthe ouvre la possibilité à une interprétation moins littérale des événements. Ces phrases indiquent que "les feux s'agitaient dans le noir et lui échauffent l'esprit". Absinthe écrit que " Cette nuit là, j'étais passé de l'autre côté… dans une région où les choses sont comme on les sent.". Plus loin, les soldats essayent de le ramener au monde normal, c'est-à-dire sur le navire. Absinthe est passé par une initiation qui a provoqué en lui une transformation, ou tout du moins un éveil, qui a changé sa façon de voir le monde.



Plus loin, il est dit qu'il avait tué pour défendre ses émotions et qu'il était incapable de distinguer la raison de l'instinct. Mais ces phrases ne permettent pas de déterminer la nature de ce changement, ou ce que ce nouveau point de vue lui permet de voir. Il faut alors que le lecteur lui-même considère autrement certains passages. Absinthe écrit encore : "Je ne t'envoie pas des mots, mais des signes. Observe les pendant que moi je les touche.". Il évoque également qu'il éprouve "de l'amour peut-être pour ces couleurs que je ne voyais plus depuis si longtemps".



Mises dans la perspective du caractère novateur de "Feux", ces 2 réflexions semblent s'appliquer à Lorenzo Mattoti lui-même, créant une bande dessinée se nourrissant de l'amour qu'il porte pour les couleurs, charge au lecteur d'interpréter ces signes de couleurs. À la lumière de ce rapprochement, cette œuvre peut être considérée à la fois comme la métaphore de l'initiation d'un individu à une idée, un point de vue, un mode de vie, une culture différente, et comme l'allégorie de la création d'une forme de bande dessinée rejetant les conventions établies qui veulent que le trait du contour asservisse les couleurs de la forme.



Cette interprétation semble validée par les dernières phrases du récit : "Je ne veux plus ces feux qui éclaircissent la nuit. Dans ma tête, je veux le jour.". Pour Mattotti, il n'y a pas de retour en arrière possible : Absinthe et sa nouvelle façon de voir les choses vont provoquer la ruine de ses coéquipiers. " Ces couleurs le brûlaient, toujours plus." : il est impossible d'oublier cette façon de voir. Les étranges personnages vus par Absinthe sur l'île sainte Agathe sont autant des muses que des divinités incarnant le destin : il est impossible de s'y soustraire. C'est une vraie profession de foi de l'artiste.



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- Murmure -

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Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en feuilleton dans un journal indépendant "La dolce vita". Les différents chapitres ont été regroupés en album en 1989. Le scénario est de Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani), et les dessins de Lorenzo Mattotti. Il s'agit d'un récit de 42 pages de bandes dessinées.



Quelque part sur une grande plaine herbeuse battue par les vents, Murmure se réveille et voit 2 silhouettes au dessus de lui, 2 personnages à la peau bleue et aux formes bizarres qui s'appellent Hanz et Fritz. Ce sont eux qui lui donnent le nom de Murmure à cause de la manière dont il s'exprime. Son visage présente une grande trace rouge, comme une brûlure.



Hanz et Fritz se mettent à courir pour aller plus vite qu'un pétrolier qui navigue au loin. Ils croisent le sinistre pêcheur noir qui s'exprime dans un sabir évoquant un mélange de français, de latin et d'allemand. C'est un pêcheur de poissons-cerfs. La nuit arrive, Murmure et ses 2 compagnons se mettent à jouer aux cartes, en utilisant comme mise, les bandes dessinées d'une vieille collection.



Dans une interview, Lorenzo Mattotti a précisé le mode conception de l'histoire, ainsi que les intentions des auteurs. Il indique : "J'ai dessiné la nature et placé dans le décor deux petits personnages de gomme. [...] Il s'agit d'un récit découpé en courts chapitres comme autant de rêves. [...] Nous ne savions pas vraiment où nous allions. [...] Il n'était pas question de composer une histoire classique. Chaque fois que la piste d'une aventure se précisait, il nous fallait bifurquer pour aller nulle part. [...] Le personnage ne trouve rien, si ce n'est le vide, la solitude, l'attente. C'est un départ permanent."



Ainsi prévenu le lecteur sait qu'il s'agit d'une lecture exigeante, dans laquelle il devra s'investir pour interpréter ce qui lui est montré. "Murmure" a été réalisé après "Feux", en intégrant d'autres expériences professionnelles réalisées par Mattotti dans l'entredeux, en particulier des dessins de mode. Effectivement au départ, le lecteur nage dans l'expectative. Murmure s'éveille auprès de diablotins dont il est impossible de connaître la nature, il n'a pas idée de comment il est arrivé là et il n'est pas soumis aux contingences matérielles, si ce n'est le sommeil.



En termes d'intrigue, le lecteur est amené à suivre Murmure du début jusqu'à la fin, dans ses déambulations et découvertes, ainsi que dans ses souvenirs très partiels et ses réflexions. Il y a bien une forme clôture au récit. Néanmoins de nombreux événements relèvent du surnaturel ou de la fantasmagorie, comme une image dans un miroir déformant fortement la réalité, ou participant de l'inconscient du personnage.



En suivant les pistes données par Mattotti dans son interview, le lecteur peut dans un premier temps se concentrer sur les images, non pas comme une suite participant à une narration, mais pour leur valeur unitaire, détachée du récit. Page après page, le lecteur contemple des visions enchanteresses, oniriques ou sourdement inquiétantes, où la couleur est très présente, mais moins que dans "Feux". Quelques exemples : l'herbe en train d'ondoyer sous le vent en page 1, vu de dos et de loin Murmure se tenant la tête entre les mains en contemplant l'avancée de noirs nuages en page 2, les traits exagérés du visage de Safran en page 3, etc. Certaines images sont plus fortes que d'autres : les poissons-cerfs dans la mer, l'hôtel dans la lumière rougeoyante du soleil couchant, le soleil noir sur la façade de l'hôtel, sous le lierre, etc.



Comme dans "Feux", Mattotti réalise plusieurs cases s'apparentant à des œuvres d'art abstraites (ne prenant leur sens que dans le contexte des autres cases), ainsi la forme des nuages contre le ciel, une giclée de blanc sur une surface rouge, une coulée de rouge sur fond noir, etc.



Une autre manière d'aborder cet ouvrage est de l'aborder en suivant les conseils de l'auteur : lire un chapitre à la fois, comme autant de voyages différents, sans trop se préoccuper de l'itinéraire complet. Chapitre 1 - Le lecteur reste indécis devant le sens des éléments symboliques. Un pétrolier : l'image d'un long voyage maritime, mais il ne s'agit pas d'un voyage d'agrément. Cette impression que le récit est sous le signe de l'utile est confortée par l'image des 2 diablotins qui s'apparentent plutôt à l'insouciance de la jeunesse. Cette lecture opposant monde adulte et vestiges de l'enfance est confortée par Mattotti qui envisage cette œuvre comme son adieu à l'adolescence. Par contre, le symbole qui se cache dans les poissons dotés de bois de cerf reste impénétrable au regard des autres éléments de ce chapitre (et des suivants).



Dans le chapitre 2, Murmure pénètre dans une bâtisse évoquant aussi bien une forteresse qu'un foyer, et il fait face à la figure du père, puis à la figure de la mère. Là encore, la mise en situation évoque la position de l'enfance, observer son père avec crainte sans bien comprendre ses activités, éprouver le réconfort prodigué par la mère. Chapitre 3, Murmure est à nouveau confronté aux activités de l'inquiétante figure paternelle, sans réussir à établir un début de communication. Il est possible d'y voir l'opposition adolescente systématique et bornée.



Chapitre 4 - Il s'agit certainement du plus poignant car Murmure observe sa mère avec déjà une forme de détachement, en constatant que "elle mettait de l'ordre dans la cuisine comme seule une maman sait le faire". En fin de ce chapitre, il constate que "Il faut avoir couvert une certaine distance pour pouvoir se retourner sans se bercer de l'illusion que l'on peut encore revenir en arrière".



Chapitres 5 & 6 : une forme de réalité reprend ses droits. Le lecteur découvre des explications prosaïques sur la situation de Murmure, les marques sur son visage, le rôle de sa mère. Mais aussi, Mattotti réalise les pages les plus abstraites et les plus conceptuelles dans ces chapitres. Le lecteur de "Feux" pourra retrouver la flamboyance des couleurs, les formes abstraites, et la prise directe avec les éléments primordiaux de la nature (lave, vent, mer, terre).



Avec cette histoire, Lorenzo Mattotti ne refait pas "Feux", ne lui donne pas une suite. Par contre, il continue de construire sur la profession de foi que constitue "Feux", quant à l'importance prioritaire de la couleur dans sa façon d'aborder la bande dessinée. Il est possible de parler d'intrigue au travers de ces 6 chapitres, l'évolution progressive d'un personnage au travers d'épreuves de nature psychologique et même psychanalytique. Il est aussi possible d'isoler chaque chapitre comme autant d'unités, évoquant la vie intérieure du personnage, à chaque fois un état d'esprit différent aboutissant à une appréhension du monde différente, à des significations différentes, dont certaines indéchiffrables (les poissons-cerfs, l'avion). Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une aventure de lecture peu commune, enchanteresse, vaguement inquiétante, une redécouverte du monde qui nous entoure au travers de cet individu esseulé, rebelle et fragile.
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Guirlanda

(BT976)La poésie graphique, l'onirisme et les références multiples à des univers disparates font de ce magnifique livre de Mattoti un candidat idéal pour la sélection Lycée, mais pourquoi pas pour le Collège également.
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Guirlanda

Il faut apprécier de se sentir désarçonner de temps à autre, de ne pas être systématiquement pris par la main avec un récit trop linéaire. Ici, il s'agit d'une vraie expérience de lecture, un long poème aux étranges sonorités...


Lien : http://www.sceneario.com/bd_..
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Guirlanda

Un conte initiatique servi par une plume stupéfiante.





L'histoire :



Guirlanda est une contrée lointaine, un écrin de verdure vallonné où vivent le peuple des Guirs. Un peuple de créatures anthropomorphes pacifiques et bienveillantes sous la protection d'un chamane. Son fils, Hippolyte, reçoit un jour une heureuse nouvelle : sa compagne, Cochenille, disparue depuis plusieurs jours, est allée vers la Lagune au nid, lieu de délivrance des guiresses enceintes.





Immédiatement, Hippolyte traverse des contrées peuplées de créatures extraordinaires afin de rejoindre sa dulcinée. Mais chemin faisant, il passe par le Mont Rauque et fait montre d'un tel manque de respect que la montagne tonne et provoque des bouleversements dans l'ordre paisible des choses. Notre héros et sa famille se lance donc sur des chemins périlleux en quête du cœur de la montagne ...

Mon avis :



Le livre en lui même est surprenant car la couverture en carton épais lui donne l’allure d'un joli carnet à dessin. Sans compter les belles feuilles ivoires qui le divisent.



Le trait est éblouissant, réalisé à la plume et à l'encre mais c'est normal Mattotti est un maître dans son domaine. Là il est d'une élégance et d'une finesse rare et même si on reconnait les ondulations spécifiques de l'artiste, sa légèreté, est une invitation au voyage.



Un voyage dans lequel on reconnait tantôt des contes et légendes d'autrefois, la mythologie et les mondes et personnages crées par d'autres auteurs : Fred et Moebius. Ce livre est un hommage qui leur ai rendu.



C'est un magnifique voyage qui nous est conté faite de rêves, d'hallucinations, d'onirisme, de poésie mais suffisamment bien construit pour qu'on ne s'y perde pas et vive totalement l'aventure à côté de notre héros. Les émotions sont intenses ; on passe du sourire à l'inquiétude. Le plaisir ne nous quitte plus même une fois le livre fermé. On aurait juste voulu que ça dure un peu plus longtemps !
Lien : http://depuislecadredemafene..
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Guirlanda

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, dont la première édition date de 2016. Elle a été réalisée par Lorenzo Mattotti pour les dessins à la plume, Mattotti et Jerry Kramsky pour le scénario, et Kramsky pour le texte. Avant la page de titre, le lecteur découvre 10 dessins en pleine page dont rien n'indique s'ils font partie de l'histoire. Après les 372 pages de bande dessinée, il découvre 4 autres dessins en pleine page dont il sait après la lecture qu'il s'agit de dessins réalisés à l'occasion de cette histoire, mais n'entrant pas dans sa narration.



Un guir présente son peuple : des êtres pacifiques qui aiment contempler, avec l'étonnement d'éternels enfants, les magies de leur territoire. Les guirs sont endormis et ils rêvent tous le même rêve qui finit par s'envoler par-dessus les différents paysages comme des monts, un marais et des volcans d'herbe. La même nuit, le tricorne à longue cape fait ses adieux à tous les paysages qu'il avait survolés. En bordure de l'iris de son œil droit, on distingue un arbre dénudé sur lequel une sorte d'oiseau vient se poser. Cela réveille l'arbre qui marche qui finit rongé par les créatures du fleuve. La branche qui faisait office de tête pour l'arbre qui marche se détache de son corps et est emportée par le courant. Elle passe devant un singe de la pluie en train de compter les gouttes pour savoir si son futur sera pair ou impair. La créature sur sa tête tenant le parapluie en papier tombe en arrière et est emporté par le vent, tenant toujours le parapluie. Il finit par être avalé tout cru par un oiseau. Le parapluie en papier arrive entre les mains d'Hyppolite. Ce dernier est le fils de Zachary, le chaman du village. Hyppolite a passé une nuit sans dormir, et donc sans rêver car ça fait sept jours qu'il est sans nouvelle de sa femme Cochenille.



Hyppolite considère le parapluie en papier d'un air songeur, sans savoir s'il s'agit d'un bon ou d'un mauvais présage. Deux autres guirs passent non loin de là et le mâle lui adresse des paroles réconfortantes concernant Cochenille. Ils lui indiquent également qu'ils se rendent à la crevasse, car Zachary a dit qu'aujourd'hui les esprits des fumées apparaîtront, leur montreront leur futur. Alors qu'il songe à y aller, il se rend compte qu'il s'était assis sur un œuf de zirbec, qu'il l'a couvé et que celui-ci se fendille. Il essaye d'attraper le zirbec qui en sort, mais celui-ci se jette à l'eau avant. Hyppolite a trébuché sur une branche d'arbre, et il la jette à l'eau. Au loin, il voit passer l'oiseau du destin. Il se retourne et constate que les fumées s'élèvent déjà : il se met à courir pour ne pas être en retard pour les apparitions. Il s'installe et les fumées se mettent à monter prenant des formes à moitié découpées, évoquant des créatures à demi reconnaissables, les branches d'un arbuste très dense, sur lesquelles apparaissent ensuite des feuilles, une nuée de poissons générés par l'explosion de l'arbrisseau, un tourbillon qui se transforme en fleur qui évoque vaguement un crustacé, etc.



S'il a fait connaissance de ce créateur avec ses bandes dessinées en couleurs, le lecteur peut se demander si le plaisir visuel sera bien au rendez-vous avec uniquement des dessins en noir & blanc réalisés à la plume. Il commence par découvrir les 10 dessins en pleine page : des esquisses naïves un peu griffées, présentant des personnages arrondis dans des paysages naturels, des situations compréhensibles mais ne racontant pas une histoire. Il se retrouve en terrain plus familier avec le début de l'histoire : un personnage arrondi, nu mais aux attributs sexuels presque effacés (donc quasiment innocent), lève un rideau sur un paysage nocturne, une plaine vallonnée avec des guirs (ces individus anthropoïdes avec des soies au niveau du menton, pas de cheveux, pas de poils) allongés endormis, et le vent qui souffle. Ils sont donc tous en train d'effectuer le même rêve et le vent l'emporte littéralement avec des fleurs allongées. Le lecteur est vite emporté dans cet ailleurs quasiment dépourvu de constructions humaines ou autre, pas loin d'être un paradis originel dans lequel la nature subvient aux besoins de ses habitants. Il découvre avec plaisir cette plaine vallonnée, ces montagnes en pain de sucre bien arrondies au sommet, cette rivière qui s'écoule tranquillement, cette gorge le long de laquelle Hyppolite et son compagnon de route glisse comme sur un toboggan, une chute d'eau majestueuse, des cavernes spacieuses, etc. La végétation est tout aussi accueillante et agréable : par exemple un énorme nénuphar dont la fleur s'ouvre pour former un lit agréable, des arbres aux formes arrondis offrant une ombre délassante, d'immenses herbes le long du fleuve faisant comme un rideau protégeant les voyageurs sur le nénuphar géant. Ces paysages constituent autant de lieux à habiter ou à traverser, rendus agréables à l'œil par leurs rondeurs, inoffensifs car faciles à appréhender.



Les guirs sont immédiatement sympathiques : avec ces contours arrondis aussi, et des expressions de visage ouvertes, souvent souriante. Il n'y que lorsqu'ils sont manipulés par Lent des Pince qu'il sont moins avenants, et encore : même quand ils ont un comportement agressif leur visage semble exprimer un doute, comme s'ils n'étaient pas convaincus de leurs actions. Il n'y a pas que des guirs : Lorenzo Mattotti crée également d'étranges animaux qui ont quasiment tous le don de la parole, un singe de la pluie avec un visage humain, le zirbec quadrupède allongé avec un poil hérissé et une sorte de bec, Museau Fripé une sorte de loutre avec une queue très touffue, l'oiseau du destin volatile de grande envergure avec des ailes ovales, Lents des Pinces croisement entre une limace et un trilobite, une centaure à la poitrine tombante, des baleines d'air en pleine migration, un escargot géant qui vogue sur l'eau, etc. L'imagination visuelle de l'artiste ne connaît pas de limite et peuple ce monde de créatures à demi familières, aux formes fantasmagoriques. Leur apparence ne les rend pas inquiétantes, à part une ou deux le temps de quelques cases. Lents de Pinces se montre menaçant par ses propos inquiétants et belliqueux. Le personnage qui évoque une méchante reine se montre méchant en mangeant un compagnon de route d'Hyppolite et en lui promettant un sort pire encore.



Le lecteur se rend compte qu'il saisit rapidement la nature de l'intrigue : Hyppolite souhaite savoir ce qu'il est advenu de son épouse, mais pour la rejoindre, il transgresse un interdit sans faire exprès ce qui a pour conséquence l'anéantissement de la moitié de son peuple et il doit accomplir une quête pour s'amender. Pendant ce temps-là, Cochenille, Albine et Zachary ne reste pas inactifs. Certes cette histoire est tout public, mais son ampleur et son mode narratif ne les rendent pas forcément accessibles aux plus jeunes. Dès la page 18, les auteurs mettent en œuvre une association ou un rapprochement d'images pour un effet onirique : un travelling avant se rapprochant de l'œil d'un oiseau majestueux (le tricorne à longue cape) jusqu'à ce que son iris donne l'impression qu'un arbre nu soit planté à sa surface. Un oiseau vient l'y chercher, l'arbre se révèle être la tête d'une créature anthropoïde et le devenir de cette branche/tête finit par ramener le récit à Hyppolite, par association d'événements arbitraires, mais dont la succession présente une cohérence narrative. Dans la séquence des fumées (pages 38 à 50), les guirs et le lecteur assistent à une succession de transformations de formes proches les unes des autres, la trame narrative reposant sur ces rapprochements entre formes fantasmagoriques. À plusieurs reprises, la narration repose entièrement sur ces évolutions visuelles dans des pages dépourvues de mots, laissant le lecteur établir un lien de cause à effet, ou identifier des schémas logiques. Cela produit un glissement visuel de la narration, navigant entre le descriptif, le conceptuel, le métaphorique et l'abstrait. Le lecteur reconnait bien là un effet habituel des bandes dessinées de Mattotti : des cases qui extraites de la page sont un dessin abstrait sans rien de reconnaissable, et qui ne prennent sens qu'en les considérant avec les images précédentes et suivantes, dans la succession de cases.



Le lecteur se laisse donc porter par ces aventures étonnantes, empreintes de naïveté, mais pas exemptes de drames. Il se produit de nombreuses morts, une séparation d'Hyppolite d'avec sa femme et sa fille, des ruptures de tabous culturels et sociaux, des comportements cruels. Il est question de manipulation de foules, de colère arbitraire, d'exil, de descente dans le royaume des morts. Cette dernière péripétie allie un travail de deuil sous un angle léger, avec une représentation naïve du monde des morts, sans aucune dimension religieuse. Le lecteur y retrouve la touche d'onirisme présente dans les 14 pages (p. 37 à 50) de visions des esprits des fumées, celles vues par Hyppolite (pages 124 à 127). Il est épaté par l'inventivité visuelle, par le jeu de développer une forme pour la transformer en autre chose : des traces de sang qui deviennent les rides faites dans l'eau au passage du nid flottant de Cochenille et Albine (p. 218), les troncs d'arbres d'une forêt dense qui deviennent les barreaux de la cage d'Hyppolite (p. 230), et tant d'autres. Pour autant Mattotti met en œuvre une composition de page très régulière sur la trame de quatre cases de la même taille par page, disposées en deux bandes de deux cases. En fonction de la scène, il peut regrouper les 2 cases du haut en 1 seule, ou les 2 du bas en 1, ou les 2 à la fois. Les envolées au fil de l'imagination se déroulent donc dans un cadre rigoureux qui n'obère en rien l'imagination. S'il dispose des références citées dans la dédicace d'ouverture, le lecteur reconnaît effectivement l'inspiration tutélaire de la Finlandaise suédophone Tove Jansson (1914-2001) et de sa création les Moomin / Moumines (1945-1970, une famille de gentils trolls ressemblant à des hippopotames), celle de Moebius (Jean Giraud, 938-2012) pour des mondes extraordinaires, et la liberté de Fred (1931-2013, l'auteur de la série Philémon).



Dans le même temps, ces aventures légères, imaginaires et pleines d'entrain trouvent leurs racines dans un monde très concret. Le lecteur en prend conscience au détour d'un page ou d'une réflexion. Il peut s'en rendre compte en contemplant 4 cases de la largeur de la page (pages 268 & 269) en constatant qu'il vient de voir passer les quatre saisons. Il peut reconnaître des propos beaucoup trop familiers et populistes dans le discours de Lent des Pinces, incitant à la suspicion et à la violence contre un ennemi qu'il pointe du doigt. Il remarque aussi que le récit peut passer de l'absurde ou du surréaliste (compter les gouttes de pluie pour savoir si le futur sera pair ou impair, Zacharie qui interprète des fumées qu'il n'a pas vues), à des petites phrases relevant du bon sens ou d'une prise de recul sur les événements. Quelques exemples de ces dernières. De temps en temps, on se souvient que j'existe. Le voyage va être long, profite du paysage. Quand le monde s'anime il nous suffit de garder l'esprit solide. Ne choisis pas ton chemin, suis-le !



En découvrant cette nouvelle œuvre de Lorenzo Mattotti et Jerry Kramsky, le lecteur se retrouve déconcerté : ce n'est pas une bande dessinée en couleurs, les dessins semblent tout public, mais le format (couverture en carton gris, forte pagination) semble plutôt à destination des adultes. L'histoire met en scène des personnages naïfs, et certaines péripéties arrivent au gré de la fantaisie de l'artiste par association de formes dessinées. Les textes sont concis, formulés dans un langage simple et poétique, mais porteurs de notions adultes. En interview, le dessinateur a expliqué qu'il s'agit d'une œuvre réalisée sur plusieurs années, avec effectivement une inspiration portée pour partie par l'association d'idées entre des formes visuelles proches. Le tout se lit comme un conte, léger, très agréable, nourri par une inventivité sans entrave, ce qui en fait une œuvre très originale et riche, libérée de tout formatage mercantile, une œuvre d'auteurs.
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Guirlanda

Car le plaisir est bel et bien là : dans les fabuleuses aventures d’Hippolyte, assurément, mais aussi – voire surtout, pour les aficionados du dessinateur – dans l’élégance toujours renouvelée du dessin de Mattotti.
Lien : http://www.bdgest.com/chroni..
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Guirlanda

Un univers onirique peuplé d’animaux fantastiques.
Lien : http://www.lemonde.fr/m-actu..
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Guirlanda

Je pense être passé à côté de quelque chose. Je suis très peu sensible à la poésie comme forme littéraire, et je crois que j'ai le même défaut en ce qui concerne le 9ème art.



J'ai aimé la voracité des courbes, la fulgurance des lignes, ce dessin à la plume aussi sauvage que sophistiquée mais je n'ai pas vécu la transcendance attendue. La faute au texte, peut-être, un peu naïf et forcément limitatif face à la profondeur onirique d'un dessin fantasmagorique.



J'ai pris plus de plaisir à feuilleter cet ouvrage et à me raconter mes propres histoires que de lire celle voulue par les auteurs.



Dommage ( pour moi).
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Guirlanda

Un roman graphique sublime! Une histoire d'un peuple sédentaire qui va être confronté au soulèvement de son peuple , après la prise de pouvoir d'un dictateur. Magie, féerie, magie noire. Une aventure, une plongée dans le monde de la paternité.

Sublime.
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Guirlanda

C'est un très gros livre de plus de 400 pages, une longue fable, une longue errance, dans un univers onirique, fantasmagorique. Hippolyte est un Guir, et devra sauver le destin des siens. Les dessins sont réalisés uniquement à la plume, en noir et blanc. On navigue dans un monde imaginaire aux êtres étranges et fantastiques, tel les bestiaires inventés par les artistes surréalistes, dans des paysages aux formes rondes et molles. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à “Ailleurs” d'Henri Michaux. Les références aux artistes de ce courant sont d'ailleurs évidentes, Giorgio de Chirico*, André Masson, Yves Tanguy, Max Ernst, Salvador Dali... C'est poétique, magique, fantastique, plein de sagesse, de rêveries. Chaque illustration est un univers onirique à elle seule. On voyage au gré des vents, de l'eau, que le trait à la plume met en évidence, c'est aérien, liquide, on est shooté aux effluves de son encre. Magnifique et magique et on ressort de cette aventure complètement enivré, on plane réellement. Guirlanda, la plus douce des drogues...



* De Chirico est présent dans à peu près toute l'œuvre de Mattotti
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Guirlanda

Ce livre est somptueux, Victor Hugo aurait dit de lui qu'il est une ode à l'errance, une convocation à parcourir les étendues d'un monde vierge et inexploré. Il n'est point nécessaire de tenir les rênes de la compréhension ; libérez plutôt vos sens, laissez votre âme se gorger de la beauté et de la majesté de ce qui est présenté. Chaque trait de plume, dans son simple éclat, porte en lui l'univers entier.



Nous suivrons le périple d'un être minuscule, engagé dans une quête aussi énigmatique qu'essentielle.



La plume, noble guide de cette exploration, tisse avec les mots des colliers de perles précieuses, suspendus à cet horizon toujours fuyant, éternellement hors de portée, mais oh combien désiré.



J'approuve cette vision de l'œuvre.
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Guirlanda

Un remarquable conte graphique.
Lien : http://bdzoom.com/111883/bd-..
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Guirlanda

On se délecte des personnages fantasmagoriques, des situations angoissantes, de la rareté du texte permettant des envolées graphiques et lyriques d’un dessinateur en transe.
Lien : http://www.bodoi.info/guirla..
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Incidents

Une bien étrange lecture, je ne suis pas sûre d'avoir tout compris. Une chose est certaine, je trouve que le trait de crayon de Lorenzo Mattotti est hors du commun. Un style sombre, des visages incroyables, un vrai plaisir pour les yeux. Une BD pour adultes qu'il conviendra peut-être de lire deux fois afin de saisir toutes les subtilités, je recommande.
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Le Bruit du givre

J'étais un mort qui regardais.

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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2003. Elle a été réalisée par Jorge Zentner pour le scénario et par Lorenzo Mattotti pour les dessins. Il comprend 110 pages de bande dessinée. Il commence par une interview réalisée par Jean-Christophe Ogier qu'il a également rédigée. Il y a ensuite une introduction d'une page rédigée par Zentner à Barcelone en 2010.



Samuel Darko se souvient très bien du moment où le bruit a envahi sa tête. Ils revenaient de la plage dans une voiture surchauffée et Alice lui a déclaré qu'elle voulait un enfant de lui. Cette phrase a ouvert la cage où se tenaient ses peurs, sous formes de volatiles noirs et sinistres de grande envergure. Les tensions du couple ont pris de l'ampleur jusqu'à devenir insupportables et Alice est partie. Samuel était tellement sous l'emprise de ses peurs qu'il n'a pas entendu la dernière phrase qu'elle a prononcée en partant. Un an plus tard, il a reçu une lettre d'elle, évoquant que la solitude peut être une cage dans laquelle on enferme ses peurs. Samuel a constaté que la lettre venait d'un pays lointain. Alice ne disant pas qu'elle voulait le revoir, il a pris la décision de partir pour la chercher. Il a choisi de confier sa tortue Cléopâtre à son ami Marc. Puis vient le temps de dire au revoir à Dana, avec qui il entretient une relation platonique. Elle lui demande s'il veut qu'elle s'occupe de Cléopâtre. Certaines nuits, Samuel est hanté par les oiseaux de ses peurs. D'autres nuits, il a la conviction qu'Alice lui a écrit de venir, et il décide de ne pas y aller. Dana a décidé de l'accompagner à l'aéroport ce qui ne l'enchante guère : il n'aime pas les adieux car ils confirment sa présence à l'endroit et au moment où il voudrait déjà être loin. Dana le regarde alors qu'il lui tourne le dos, étant déjà sur l'escalator en train de monter vers l'étage.



Assis dans son fauteuil dans l'avion, Samuel Darko pense à Alice, à Marc, à Cléopâtre, au docteur Harp (son dentiste)… soudain il est sous le coup du bruit de ses peurs. Il décide de lire le livre que Dana lui a offert à l'aéroport, c'était la légende de Liu, un guerrier invincible. En arrivant au pouvoir, Liu avait modernisé les armées de son empire et construit un système défensif efficace. Ses voisins qui étaient aussi ses ennemis subirent d'innombrables défaites. Finalement, épuisés et découragés, ils abandonnèrent l'idée d'attaquer le territoire de Liu. Petit à petit, le pouvoir de Liu parvenait à l'apaiser là-haut, à dix mille mètres d'altitude. Il se sentait protégé par sa cavalerie, par ses archers, par les murs de ses forteresses. Il a pensé : dans l'empire de Liu, le silence règne. L'avion continue sa trajectoire. Arrivé à la cinquantaine, l'empereur Liu souhaite dicter ses mémoires. Ayant retracé toutes ses victoires, Liu arrive au présent et ressent la présence d'un danger d'origine obscure, un danger qui était la conséquence de ses succès. Il se retire pour y réfléchir, et revient plusieurs jours plus tard de sa retraite pour donner ses ordres.



En 1984, Lorenzo Mattotti publie une bande dessinée à nulle autre pareille : Feux. Depuis il est devenu un illustrateur de renommée mondiale, au succès également mondial, un peintre et un réalisateur (La fameuse invasion des ours en Sicile, 2019). le lecteur sait donc qu'il se lance un ouvrage particulier, un peu intimidant du fait de la stature de son auteur. Il parcourt l'article de Jean-Christophe Ogier et apprend que les auteurs ont conçu leur BD de manière à pouvoir être remontée : de pages contenant 8 cases pour la parution sérialisée dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeintung, à une disposition de 2 cases par page pour l'album BD. Il a également compris qu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui souffrait et qui faisait souffrir les autres, à cause la peur qui transforme son coeur en prison, peur des désirs de sa femme, peur de la réalité de son propre corps, peur de la vie. Les pages ont donc une apparence particulière : deux cases par page, de la largeur de la page, avec un texte placé au-dessus dans un rectangle sur fond blanc, et de temps à autre un phylactère ou deux dans une case. Pour autant, nul doute possible : il s'agit bien d'une bande dessinée, une narration à base d'images juxtaposées en séquence. L'histoire est des plus simples : Alice a quitté Samuel Darko et lui a écrit une lettre un an plus tard. Il part la retrouver dans un pays éloigné. L'introduction d'Ogier déconcerte un peu : il indique que Mattotti veut réaliser des images qui racontent, ce qui semble une évidence dans le cadre d'une bande dessinée Il évoque également une forme de décalage entre le texte de Zentner et les images. de page en page, la lecture est très facile, immédiate, sans donner la sensation d'un jeu cérébral ou intellectuel : le lecteur ressent les émotions et les états d'esprit de Samuel Darko au fur et à mesure de son voyage.



Indépendamment de la question de leur potentiel narratif, le lecteur retrouve tout de suite les caractéristiques graphiques des images de Mattotti : de la couleur, des formes expressionnistes, des images impressionnistes, une interprétation de la réalité par un artiste. Les deux premières cases montrent un de ces oiseaux noirs, d'abord dans le ciel puis frôlant une des oreilles de Samuel Darko. Sa forme est fantasmagorique : une grande ombre noire avec des dents visibles au niveau du bec. Sur la page suivante, la troisième case montre une demi-douzaine de ces oiseaux en train de tourner au tour de la tête de Samuel qui a mis ses mains sur ses oreilles. Les auteurs indiquent de manière explicite que ces oiseaux qui produisent un tel vacarme sont la matérialisation des peurs du personnage, une métaphore visuelle du tintamarre qui se produit dans sa tête quand ses angoisses prennent le dessus. Les angoisses vont revenir régulièrement et d'autres métaphores visuelles vont se produire : un crochet avec un filin enfoncé dans le front de Samuel pour montrer le lien qui le retient encore à Alice, des traits verticaux pour les barres de la cage dans laquelle son esprit s'est enfermé, un éclair fendant une tour en deux pour un changement d'état d'esprit libérateur, une fleur de lotus pour la sérénité, etc. La dimension métaphorique de ces images est compréhensible facilement, en phase avec l'état d'esprit du personnage ou sa situation du moment.



Dans la deuxième page, le lecteur découvre les visages déformés de Samuel et d'Alice alors qu'ils en viennent aux mains du fait de la tension entre eux. Il voit bien qu'il s'agit d'une exagération : une déformation de la réalité pour exprimer une émotion de manière subjective. Il en va de même quand les yeux de Liu planent au-dessus d'une plaine : l'expression de sa sérénité qui s'étend sur tout son royaume. Il en va encore de même dans cette case avec des fleurs occupant les trois quarts du premier plan dans une boutique de fleuriste, et le visage de Samuel en arrière-plan : il reste en retrait pour observer, se cachant derrière l'idée d'offrir des fleurs à Alice. D'autres cases capturent une impression fugitive, une autre forme d'interprétation : la forme globale du feuillage d'un arbre, l'eau et la terre qui semblent se mêler vues par le hublot d'un avion, la sensation d'un tronc d'arbre en feu en train de tomber au sol, etc. Avec ce dernier exemple, il apparaît également que certaines cases tirent vers l'abstraction : des formes et des compositions dont le lecteur retrouve le sens grâce aux précédentes ou suivantes. Lorsqu'il commence à se prendre au jeu, le lecteur détecte des références à d'autres mouvements picturaux. Il retrouve également l'amour de Mattotti pour les couleurs, parfois vives. En arrivant page 87, il remarque qu'il a vu ces cases dans l'introduction d'Ogier. Il peut donc comparer la parution initiale dans les pages du dimanche du quotidien allemand, à raison de 8 cases par pages, à la composition de l'album qu'il tient dans les mains à raison de 2 par pages. Il note aussi comment ces images fonctionnent comme un contrepoint à l'état d'esprit de Samuel Darko, pas un reflet déformé, pas un écho ou une opposition : un décalage entre ce que diffuse la télé et ce qu'il ressent. de temps à autre, il prend également conscience d'un écho visuel. Par exemple, page 82, l'une des 2 cases montre une tour crénelée brisée en deux par un éclair, et page 97 il y a une tour en ruine, avec des oiseaux noirs en train de tourner autour.



Sur la base de la simplicité de l'intrigue, les créateurs racontent l'histoire avec une force émotionnelle et une immersion psychique complexes. Les textes (2 ou 3 phrases par image) et les images se répondent de manière directe ou indirecte, transcrivant le flux de pensées intérieures de Samuel Darko, charriant sa sensibilité, apposant sa subjectivité, aussi bien dans les phrases que dans les images. Étonnamment, il survient quelques péripéties : un incendie, une cécité, et deux contes. le premier est relatif à l'empereur Liu, le second à un commerçant, un paysan et un peintre qui vont voir un sage. Qu'il s'agisse d'une péripétie ou d'un conte, le lecteur ressent qu'il s'agit à nouveau d'une métaphore pour la situation émotionnelle de Samuel Darko : l'incendie qui ravage sa carte mentale, l'inquiétude qui le prend alors qu'il a une vie qu'il lui semble maîtriser. Alors même que l'introduction précise que Zentner et Mattotti n'avaient pas de synopsis ou d'argumentaire pour leur récit, il apparaît que la construction narrative est aussi sophistiquée que le sont les illustrations. de ce fait, le lecteur est surpris par la force d'une phrase soit anodine, soit cliché, qui révèle une saveur et perspicacité pénétrante à ce moment du récit. Il perçoit à quel point Samuel Darko est un mort qui regarde (expression utilisée dans le texte) et cela le fait réfléchir à sa propre façon de figer des variables de sa vie pour avoir cette sensation de maîtrise. Lorsque Darko se dit que pour la première fois depuis longtemps il n'était en train ni d'attendre, ni de fuir, le lecteur le comprend parfaitement et se retrouve inconsciemment à penser à son propre état d'esprit quant au déroulement de sa vie.



Lorenzo Mattotti et Jorge Zentner ont réalisé une bande dessinée incroyable. En parler revient presqu'à expliquer la neige à un aveugle, pour reprendre l'expression d'Isa en page 45. Ils racontent une histoire simple, avec une sensibilité extraordinaire, sur la base d'une trame narrative qui semble épurée et qui recèle des outils narratifs sophistiqués, utilisés avec une élégance naturelle. Arrivé à la fin, le lecteur sait que lui aussi souffre des mêmes maux que le personnage principal, sûrement à des degrés différents, et il espère qu'il saura faire le même voyage intérieur, pour considérer le bol de sa vie, comme le suggère le sage du deuxième conte. Chef d’œuvre.
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Le signor Spartaco - Doctor Nefasto - Labyr..

Observer la fulgurance du trait, le détail d'un regard, le mouvement du crayon, la construction de la case, la confrontation des coloris. Il y a, dans chaque page, un dessin en suspension et un récit en perpétuelle mutation. C'est absolument magnifique.
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Les Aventures de Huckleberry Finn : d'après l..

Tout le monde connait plus ou moins les aventures d'Huckleberry Finn, le célèbre compagnon du non moins célèbre Tom Sawyer (je vous vois fredonner "Tom Sawyer, c'est l'Amériqueuuu pour tous ceux qui aiment la libertééééé", oui, oui , ne niez pas). Et bien ses aventures sont mises ici en images par Lorenzo Mattotti. C'est une republication, après 30 ans, en version colorisée.



Le choix du format à l'italienne colle bien aux planches de dessins, à l'histoire, au panorama que traverse Huck et son ami Jim, esclave en fuite, sur le Mississippi. Les couleurs, assez sombres, ocres, grises, un peu "sales" reflètent bien la boue, la poussière de l'ouest sauvage, le fleuve et ses abords. Au niveau du style de Mattotti, le trait capte parfaitement les dégaines classiques des personnages de l'Amérique miséreuse et rustre : barbes hirsutes, grandes bottes, pantalons et cache poussière informes et sales. Le trait peut paraître flou parfois mais il est mouvant, comme les eaux du Mississippi et j'ai ressenti cet esprit de liberté, dans le trait comme dans l'histoire, assez fortement. Ce n'est vraiment pas un style qui me parle, j'ai parfois même trouvé certains dessins "moches" mais l'ensemble est si cohérent que je n'ai pu qu'adhérer!



Je n'ai pas (encore) lu le roman donc je n'ai pas trop de point de comparaison même si je connais l'histoire "en gros". La difficulté dans l'adaptation d'un roman assez épais en BD est de trouver un rythme sans perdre la trame de l'histoire. Certains passages ont certainement du être omis volontairement, les auteurs étant limités par le format BD mais cela ne nuit en rien à la lecture ou à la compréhension. En ce qui concerne l'histoire en elle même, nous suivons Huck et Jim l'esclave, qui, épris de liberté, voguent sur le Mississippi à bord d'un radeau et affrontent les bateaux à vapeur, les chasseurs d'esclaves, deux familles qui mènent une véritable vendetta l'une contre l'autre (mais personne ne sait plus pourquoi), des charlatans fantasques férus de pièces de théâtre...



J'espère que cette BD pourra faire découvrir aux jeunes lecteurs (et aux autres!) un classique de la littérature américaine et susciter peut être l'envie de lire l'original. En tout cas, pour moi, c'est prévu!
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Les Aventures de Huckleberry Finn : d'après l..

Je n'ai jamais lu Mark Twain.... et là, je me dis qu'il me manque quelque chose... Alors certes ce livre est une adaptation, m'ai j'ai beaucoup aimé ce côté Road Movie.

Et j'ai aussi été très étonnée de découvrir qu'il s'agit d'une réédition de la BD de 1978.... ouaouh ! J'ai adoré ce dessin et comme d'habitude je ne sais pas trop pourquoi, même si parfois je confondais un peu les personnages entre eux.

C'était une lecture très agréable.
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Les Aventures de Huckleberry Finn : d'après l..

L'histoire est un classique de Mark Twain, la suite des aventures de Tom Sawyer et Huckleberry Finn... le choix de Mattoti et de Tettamanti est à la hauteur de ce livre ...superbe ! A l'origine en 1978 ils avaient publié cette bande-dessinées en noir et blanc car le coût en couleur était bien trop élevé à l'époque, cette version à l'italienne en couleur est superbe et sobre, l'encrage est remarquable, le style narratif et la dynamique du trait dignes des plus grands auteurs de la Bande-dessinées, non sans rappeler Pratt à mon sens, façon "western spaghetti" :-) ! un pur plaisir à lire ou à relire ...
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