Le thème de l'amour n'est pas si souvent traité en philosophie, davantage en poésie (Anacréon, Lesbos...). Comment faire avancer une réflexion logique sur un thème qui semble défier toute logique ?
La base de réflexion par Socrate, l'amour désir de quelque chose qui nous manque (le bon, la beauté), peut paraître un peu simpliste mais l'idée amène à une réflexion riche et féconde. Comme à l'habitude, c'est de la discussion qu'émerge une pensée plus riche, et non de l'exposé d'une thèse. Seulement, à la différence de nombre d'autres dialogues, ce n'est pas ici par la dialectique directe - questions-réponses - que Platon procède mais plutôt par celle des discours prononcés par les différents convives : plutôt que de contredire les discours de chacun, Socrate incorpore des éléments de chacun à son propre discours, par l'intermédiaire du discours féminin de Diotime (volonté de ne pas brusquer ses interlocuteurs ; discours d'autorité en faisant intervenir le féminin), tout en leur donnant un sens plus cohérent.
Phèdre parlait de la volonté de devenir meilleur pour plaire à l'être aimé ; Aristophane parlait d'un besoin de compléter sa nature - le féminin ou le masculin - caractérisée par un manque ; Éryximaque distinguait le vrai amour comme celui dans lequel il y a volonté d'élévation, d'enrichissement pour l'esprit… Ainsi, les strates de l'amour selon Socrate/Diotime vont du corps à l'âme, à l'idée de beau. À chaque stade, il y a généralisation et extraction de l'essence du beau : d'un corps attirant à la beauté corporelle de l'homme, de l'observation des hommes, de leurs actions, à l'amour pour une âme, à la beauté de l'âme humaine, aux sciences des hommes, puis à la science du beau et du bon. L'amour est ainsi un processus d'apprentissage qui mène vers le bon/le beau. En partant d'un individu, l'amour nous amène à chercher ce qui est bon chez cette personne, puis en général partout, jusque dans la nature…
Remarquons également que cette recherche ou cet apprentissage progressif de l'amour amène à « faire des discours », ce que répète plusieurs fois Socrate/Diotime. S'agit-il de se déclarer, d'exprimer le bien et le beau par le détour, par le support d'un objet avant de pouvoir s'en extraire ? En tout cas, l'amour amène à l'apprentissage et cet apprentissage passe par la parole, ce qui est le propre de la méthode socratique.
En cela, Platon a parfaitement appliqué le principe dialectique pour aborder ce thème de l'amour. Ici, on peut même parler de polyphonie, et un tel sujet méritait bien-sûr autre chose qu'une suite de questions-réponses comme dans une partie des œuvres de Platon. Il fallait davantage de poésie pour rendre hommage à l'amour comme le font les personnages. Platon donne donc de la poésie dans les discours des uns, naïve et lyrique chez Phèdre, provocation presque chez Éxymarque, images de la mythologie et comique chez Aristophane, biologie et académisme chez Agathon…. Mais c'est surtout dans la montée progressive vers l'extase philosophique du discours de Diotime, comme un étourdissement spirituel. Platon ne manque pas non plus de mettre en scène la poésie de l'amour : la présence de Diotime – une des seules figures féminines de l'oeuvre de Platon… - le retard de Socrate au banquet pour cause de réflexion philosophique en cours ; le badinage des uns et des autres ; l'atmosphère festive, la présence en arrière-plan de vin, de danse, de musique… ; la fin où tous s'endorment sauf Socrate qui reste en veille philosophique, comme si l'élévation spirituelle de la discussion continuait de le maintenir dans l'admiration de la beauté.
Enfin, les mots d'Alcibiade visent à montrer que Socrate, contrairement à l'idée reçue d'un esprit pur dénué de sentiments, est bien l'amoureux dans toute sa puissance et dans tout son accomplissement, celui qui a parcouru tous les niveaux de l'amour, dépassant l'intérêt pour le corps (Alcibiade le dit), puis même pour l'âme individuelle, pour s'intéresser à l'homme, aux sciences et surtout à la science du beau et du bon dans son essence, et cet amour se matérialise chez lui par la volonté d'apprendre des autres et de déclencher en eux l'envie d'apprendre.
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