Citations de Martyn Waites (56)
— C'est comme aux États-Unis pendant la Prohibition. Vous savez pourquoi tant de bluesmen des années 1920 étaient aveugles ? À cause de l'alcool de contrebande qu'ils buvaient. du whisky d'alambic. Du gin distillé dans des baignoires. Par des truands. C'est pareil avec les drogues maintenant. On légalise, on demande aux drogués de se faire recenser par leurs médecins, on s'assure que ce qu'ils prennent n'est pas empoissonné. On enlève les truands de l'équation.
Dans le pays que dirigeait dorénavant le gouvernement de Blair, le gouffre entre les riches et les pauvres n’avait jamais été aussi profond. Des infrastructures ferroviaires dans un état de délabrement irréversible. La crise de l’éducation. Du logement. De la santé. Des aides sociales. Les financements coupés. Jamais rétablis.
L’héritage de Thatcher : des bombes à retardement qui explosaient partout dans le pays.
Dix-sept ans de sous-financement délibéré par les conservateurs.
Cinq ans d’inertie du New Labour.
Une combinaison…
Le succès de ces opérations modifia les mentalités des membres du gouvernement. Il autorisa à penser l'impensable. S'ils pouvaient faire ça impunément, alors ils pouvaient se permettre tout et n'importe quoi.
Les gens ne diraient rien si les mineurs se faisaient démolir. Ils auraient trop peur de perdre leur propre boulot.
On pouvait faire tout et n'importe quoi sans avoir rien à craindre.
Tout et n'importe quoi.
Et c'est exactement ce qu'ils firent.
Alors commença la mise à la casse de tout le pays. Les outils de production furent désossés et bradés.
Retour au studio. Parmi les autres informations : les tas de vaches brûlaient toujours. Les transports publics privatisés ne fonctionnaient pas et étaient dangereux. Un hôpital avait été signalé comme nocif pour la santé, un système éducatif où plus personne n'avait l'air d'apprendre quoi que ce soit. Le gouvernement New Labour suppliait les électeurs d'oublier tout ça et de les réélire pour une seconde législature lors des prochaines élections, imminentes.
C'était l'Angleterre du XXIème siècle. Les héritiers. (Page 44-45)
Elle avait préparé le repas familial : un truc au micro-ondes de chez Sainsbury. Elle n’avait plus envie de se mettre en quatre pour eux. Elle allait compenser leur manque de reconnaissance par un manque d’effort.
Les bureaux de vote ne voyaient pas venir beaucoup de gens, mais l’affluence était régulière. Ils cochaient des cases et repartaient. Sans beaucoup de joie, juste le sens du devoir, de la continuité. Une approbation à contrecœur du moindre de deux maux, un espoir désabusé que les choses pourraient finalement s’arranger.
La mémoire devenait une chose de plus en plus importante pour Tommy. De temps en temps, il faisait de petits tests, il allait dans des rues qui n’existaient plus, dans des pubs ou des restaurants disparus, revivait des conversations avec des gens qui étaient morts, partis ou perdus, rhabillait quelqu’un à la mode de son époque. Tout ça, pour Tommy, c’était de l’histoire. L’histoire qui comptait. Et il croyait que c’était son devoir de s’en souvenir afin de comprendre le présent, car sinon le présent n’était plus qu’une accumulation d’actions sans queue ni tête, et non pas la conséquence du passé.
Le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher avait été réélu pour un second mandat par un raz-de-marée apathique. Les gens avaient voté pour elle parce qu’il n’y avait aucune alternative crédible. Avant les élections, il y avait eu des mouvements de mécontentement contre la façon dont la droite gouvernait. Une diversion se présenta, sous la forme d’un petit conflit dans le sud de l’océan Atlantique, au sujet des îles Malouines, une équipée ultrapatriotique qui permit d’assurer la réélection. Encouragée par ces événements, Thatcher s’était ensuite cherchée une cible intérieure : elle avait trouvé les mineurs.
La ville était maintenant une sorte de truc rafistolé, moribond, mais pas encore tout à fait immobile. Une ville sans industrie ni futur. Postgrève. Postindustrielle. Posttout.
Parfois, les gens ont des secrets. Des choses que les autres ne doivent pas savoir. Qu’ils ne comprendraient pas.
Les souvenirs continuaient. La bobine du film se déroulait. C’était comme regarder toute une vie du fond d’un cinéma désert, sans pouvoir partager quoi que ce soit avec le reste du public, sans savoir quelle attitude adopter. Les images étaient familières, mais le langage qui les reliait et en faisait une expérience commune et partagée lui était complètement étranger. Comme un film dans une autre langue sans sous-titres. Et sans personne pour en expliquer le sens
— Si vous n'arrêtez pas de lancer des pierres, mes hommes vont charger.
La voix, amplifiée par le mégaphone, s'abattit sur les grévistes. Graduellement, les slogans décrurent, moururent.
Les grévistes se consultaient du regard, perplexes. Aucun d'entre eux n'avaient lancé de pierres.
La voix, encore.
— Deuxième avertissement. Si vous ne cessez pas de lancer des pierres, mes hommes vont charger.
La perplexité se mua en amusement. Les grévistes se mirent à rire.
Et encore :
— Puisque vous n'obéissez pas aux ordres, vous ne me laissez pas le choix.
Avant que les mots aient le temps de s'évanouir, la police antiémeute positionnée devant les portes se mit à courir vers les hommes. Boucliers levés, matraques brandies. C'était comme un mur qui leur avançait dessus.
Le rapport de force se trouva inversé. Les mineurs étaient quelques centaines, les policiers cinq mille.
Ils attendirent le départ des caméras de télévision, puis ils chargèrent.
La police montée. Les chiens policiers. Ils attaquèrent tout le monde, sans distinction. Quiconque avait un lien avec la grève, homme ou femme, jeune ou vieux, était une cible légitime. Les matraques antiémeutes furent réutilisées pour la première fois depuis dix ans. La dernière fois qu'elles l'avaient été, elles avaient causé la mort d'un manifestant antinazi.
Les gens se firent bastonner, piétiner, mordre.
Le verdict qui tombait dans l'affaire Fairbain équivalait pour les médias à déclarer l'ouverture de la chasse. Il devenait le nouveau catalyseur de la haine, un méchant masqué de théâtre, sur qui le grand public pouvait s'acharner, sans déranger les empires souterrains, sans révéler les vrais secrets. Stephen Larkin regarda, avala une gorgée de bière. Il savait reconnaître une bonne manipulation stalinienne de l'histoire quand il en voyait une. (Page 43)
Il se maudit intérieurement, avec colère et apitoiement, tandis que de douloureuses larmes coulaient sur ses joues. Ce n’était pas la première fois, au cours de ses treize années, qu’il aurait voulu non pas être quelqu’un d’autre, ni même être ailleurs, mais plutôt n’être jamais né.
Les habitués buvaient du petit-lait. Jeans Levi’s noirs, Doc Marten’s et mèches pour les étudiants, de vieux costards et des vestes d’occasion pour les branchés du coin, chemises gitanes et polos noirs pour les plus gros poseurs. Un des polos noirs faisait de grands gestes, monopolisait sa table, sans laisser qui que ce soit d’autre parler. Tommy sentit une colère irrationnelle s’accumuler en lui. Il avait envie d’aller encastrer son verre dans le visage de ce merdeux, pour le faire taire. Mais il se retint, parce qu’il était là pour affaires. Il inspira profondément, bloqua sa respiration, comme s’il mettait de l’air de côté. Il but une nouvelle gorgée de bière. Recommença à attendre.
Le contraire de l’amour, ce n’est pas la haine. C’est l’indifférence.
Une vie faite de choses simples : le bien et le mal, le juste et l’injuste, le noir et le blanc.
La peur monta de plusieurs crans, la panique aussi. La tête lui tournait. Il avait la nausée, et pas seulement à cause de l’herbe et de l’alcool. Il ressentit soudain une urgente et irrépressible envie de pleurer. Il échoua à la réprimer, tomba à genoux, sanglotant sur le sol de la cuisine.
Sur le sol, Karl était allongé, recroquevillé et tuméfié, du sang coulant de sa bouche. Ses bras s’agitaient lentement et inutilement, ses doigts sans force essayaient d’agripper quelque chose