Le bonheur n'est pas synonyme d'absence de difficultés, de contraintes et de contrariétés, mais de la capacité de les supporter, sans les combattre, pour pouvoir les surmonter et s'ouvrir à la joie vraie. Il est inconcevable de sélectionner ses émotions, d'une façon binaire, en zappant les "mauvaises" ou les "négatives" pour conserver seulement les "bonnes" ou les "positives".
Les gens heureux sont ceux précisément qui, en raison de la présence en eux de cet ange gardien - à ne pas prendre évidemment au sens premier, littéral-, jouissent d'une image saine d'eux-mêmes. Confiants dans leurs capacités et conscients de leurs limites, ils acceptent ce qu'ils ont et ce qu'ils sont, dans le présent, leur âge adulte, leur sexe d'homme ou de femme, leur richesse, sans se laisser dévorer par la nostalgie, l'utopie, la panique ou l'euphorie, sans se malmener masochistement par l'ambivalence et la culpabilité.
Le bonheur consiste a être soi, adulte, individué, psychologiquement autonome, défusionné par rapport à la matrice maternelle. Il sourit à celui qui jouit d'une intériorité propre, certes à distance de la pulsion, de l'héritage transgénérationnel et des normes de la société, mais néanmoins reliée à eux. Tous ces processus de séparation-lien ont pour fonction de protéger le sujet du chaos, des confusions de places et de fonctions. Ils lui permettent ainsi de se sentir entier et vivant dans sa maison/soi grâce à la libre circulation libidinale.
Contrairement au credo actuel, la souffrance ne constitue pas un phénomène inutile ou anormal. Elle comporte, au contraire, la vérité la plus profonde de chaque être, la preuve de son humanité, de sa bonne santé psychologique, bref de sa lucidité. Elle atteste d'une part les capacités d'ouverture et d'empathie du sujet face aux tourments d'autrui, et d'autre part la conscience de sa dimension d'être mortel, même lorsque tout va bien pour lui, qu'il est dégagé de toute difficulté.
Les victimes de ces calamités modernes se recrutent majoritairement parmi les personnes qui, en raison de leur gentillesse et de leur souci de ne pas déplaire, évitent de s'engager dans des relations conflictuelles. Ainsi, elles sont incapables de fixer à temps des limites à l'agressivité de certains collègues, camouflée derrière les apparences perverses de la serviabilité.
Sans tomber dans un masochisme idiot et pervers, qu'il soit d'essence religieuse ou athée, consistant à jouir par le martyre et l'automortification, il est certain que la lutte exagérée contre la souffrance, notamment morale, par un recours addictif aux diverses drogues, sexe, médicaments ou alcool, échoue inexorablement. Elle affaiblit le Moi en fragilisant son système immunitaire de défense, tout en intensifiant paradoxalement le symptôme combattu, en le rendant de plus en plus acéré et insupportable.La vraie souffrance naît du refus, de la lutte. L'autre, au contraire, retombe comme un soufflet dès qu'elle est reconnue et acceptée.
Comment nos adolescents pourraient-ils avoir envie de mûrir dans ces conditions, de devenir adultes, grands, autonomes, puisque leurs aînés ne rêvent, eux, que de redevenir ou de rester éternellement adolescents?
De même, il paraît bien difficile aux "adultes" d'exiger de leur "ados" de "ne pas toucher à la drogue" quand eux-mêmes, menant une existence addicitve, se droguent en permanence avec le tabac, l'alcool, la nourriture, l'abus de médicaments, la surconsommation de produits et d'objets, l'ordinateur, les jeux, le portable, les soldes, le sexe ou encore les vacances.
La vraie liberté consiste, en acceptant le manque et les limites, à devenir soi, différencié, psychologiquement autonome, c'est-à-dire à bonne distance de la pulsion, de l'idéal des parents et des normes collectives. - 16 -
La souffrance psychologique se voit en effet "tabouisée" dans nos cultures modernes, obsédées par la "forme", le "pep", le "punch" ou la "pêche".
Plus personne ne se donne, même temporairement, le droit d'être triste et malheureux.
Ainsi, il peut arriver à "l'adulte", emporté par sa petite fille ou son petit garçon intérieur, plutôt parlé et agi que parlant et acteur, de ne pas se reconnaître dans certains de ses choix, comme s'il avait été entraîné, télécommandé par une force étrangère. Saisi, après coup, par le regret et la culpabilité, il se reproche ses "enfantillages" , qu'il peine à expliquer, répétant sans cesse : "Je ne sais pas ce qui m'a pris", ou : "C'était plus fort que moi !".