Citations de Nâzim Hikmet (140)
Nostalgie
Cela fait cent ans
que je n’ai pas vu ton visage
que je n’ai pas passé mon bras
autour de ta taille
que je ne vois plus mon visage dans tes yeux
cela fait cent ans que je ne pose plus de question
à la lumière de ton esprit
que je n’ai pas touché à la chaleur de ton ventre.
Cela fait cent ans
qu’une femme m’attend
dans une ville.
Nous étions penchés sur la même branche,
sur la même branche
nous en sommes tombés, nous nous sommes quittés
entre nous tout un siècle
dans le temps et dans l’espace.
Cela fait cent ans que dans la pénombre
je cours derrière toi.
Tu es mon ivresse
De toi je n’ai point dessoûlé
Je ne puis dessoûler
Je ne veux point dessoûler
Ma tête lourde
Mes genoux écorchés
Mes vêtements crottés
Je vais vers ta lumière qui brille et qui s’éteint
en titubant, tombant, me relevant.
24 septembre 1945
Le plus beau des océans
est celui que l’on n’a pas encore traversé.
Le plus beau des enfants
n’a pas encore grandi.
Les plus beaux de nos jours
sont ceux que nous n’avons pas encore vécus.
Et les plus beaux des poèmes que je veux te dire
sont ceux que je ne t’ai pas encore dits.
Que c’est beau de penser à toi :
à travers les rumeurs de morts et de victoire
en prison
alors que j’ai passé la quarantaine…
Que c’est beau de penser à toi :
ta main oubliée sur un tissu bleu
et dans tes cheveux
la fière douceur de ma terre bien-aimée d’Istanbul…
C’est comme un second être en moi
que le bonheur de t’aimer…
le parfum de la feuille de géranium au bout de mes doigts,
une quiétude ensoleillée
et l’invite de la chair :
striée d’écarlate
l’obscurité
chaude
dense…
La plus drôle des créatures
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau
Dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.
Tu es terrible, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
Le pays que je préfère est la Terre entière.
Et voilà mon amour
Et voilà, être captif
Là n’est pas la question
La question est de ne pas se rendre.
Il a plu en moi une pluie d'été qui n'a pu rafraîchir ma tristesse
Moi
Seul sur la terre, je suis le vagabond
révolté
Si chacun a son coin de terre sur la terre
j'affirme quant à moi que la terre m'appartient
Ni mère, ni frère
Je me promène
front haut et libre
Et demain si je meurs
pas un ami
ne viendra suivre en pleurs
le maudit.
Je ne sens dans mon coeur ni bonheur
ni malheur
nulle indulgence pour moi nulle amitié
pour d'autres
Mais je m'en vais, de ci de là,
détaché seul à la poursuite
d'une ombre...
"Dimanche
Aujourd’hui c’est dimanche.
Pour la première fois aujourd’hui
ils m’ont laissé sortir au soleil,
et moi,
pour la première fois de ma vie,
m’étonnant qu’il soit si loin de moi
qu il soit si bleu
qu’il soit si vaste
j’ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi.
Je suis heureux."
“Et voilà, mon amour, être captif, là n’est pas la question,
La question est de ne pas se rendre…”
» Cela fait cent ans
Que je n’ai pas vu ton visage
Que je n’ai pas passé mon bras
Autour de ta taille
Que je ne vois plus mon visage dans tes yeux
Cela fait cent ans que je ne pose plus de question
À la lumière de ton esprit
Que je n’ai pas touché à la chaleur de ton ventre.
Cela fait cent ans
Qu’une femme m’attend
Dans une ville.
Nous étions perchés sur la même branche,
Sur la même branche
Nous en sommes tombés, nous nous sommes quittés
Entre nous tout un siècle
Dans le temps et dans l’espace.
Cela fait cent ans que dans la pénombre
Je cours derrière toi. »
"Nostalgie" extrait de "il neige dans la nuit et autres poèmes"
Le globe
Offrons le globe aux enfants, au moins pour une journée.
Donnons-leur afin qu’ils en jouent comme d’un ballon multicolore,
Pour qu’ils jouent en chantant parmi les étoiles.
Offrons le globe aux enfants,
Donnons-leur comme une pomme énorme,
Comme une boule de pain toute chaude,
Qu’une journée au moins ils puissent manger à leur faim.
Offrons le globe aux enfants
Qu’une journée au moins le globe apprenne la camaraderie,
Les enfants prendront de nos mains le globe
Ils y planteront des arbres immortels.
La ville, le soir et toi
Vous êtes toutes nues dans mes bras
la ville, la nuit et toi
votre clarté illumine mon visage
et puis le parfum de vos cheveux.
À qui ce cœur qui bat
au-dessus du murmure de nos souffles palpitants
est-ce ta voix, celle de la ville, celle de la nuit
ou bien la mienne?
Où finit la nuit, où commence la ville
Où finit la ville, où commences-tu toi
où est ma fin, où est mon commencement?
“les hommes savent aimer…sans être aimés”
Dans Prague tandis que blanchit l'aube
La neige tombe
___liquide
__________d'un gris de plomb.
Dans Prague doucement s'éclaire le baroque
__________Tourmenté lointain
Il tremble dans ses dorures d'une tristesse noircie
Sur le Pont-Charles les statues
Sont les oiseaux venus d'une planète morte
Dans Prague le premier tramway a quitté le dépôt
Les vitres sont éclairées jaunes et chaudes
Mais je sais
____qu'il fait à l'intérieur un froid glacial
L'haleine du premier voyageur ne l'a point encore réchauffé
Dans Prague Pepik boit son café au lait
Dans la cuisine blanche la table de bois est toute propre...
Dans Prague tandis que blanchit l'aube
La neige tombe
____________liquide
____________d'un gris de plomb
(dans "Les deux printemps" de R. Jean)
Pareilles à de grosses gouttes de miel les abeilles
les abeilles portent les ceps de vigne jusqu’au soleil
c’est de ma jeunesse qu’elles arrivent en volant
tout comme ces pommes
ces lourdes pommes
ce chemin à la poussière dorée
ces galets blancs tout au long de la rivière
et ma foi dans les chansons
et mon absence d’envie
de là aussi cette journée sans un nuage
cette journée si bleue
et la mer couchée sur le dos toute nue et chaude
et cette nostalgie
et les dents lumineuses
de cette bouche aux lèvres épaisses
avec les abeilles dans ce village du Caucase
comme de grosses gouttes de miel
me sont revenues de ma jeunesse
de ma jeunesse que j’ai laissée quelque part
sans avoir pu m’en rassasier…
Le plus beau des mensonges
Ne peut plus me faire illusion […]
Je suis passé par des forêts d’idoles
En y abattant ma hache
LA PETITE FILLE
C’est moi qui frappe aux portes,
Aux portes, l’une après l’autre.
Je suis invisible à vos yeux.
Les morts sont invisibles.
Morte à Hiroshima
Il y a plus de dix ans,
Je suis une petite fille de sept ans.
Les enfants morts ne grandissent pas.
Mes cheveux tout d’abord ont pris feu,
Mes yeux ont brûlé, se sont calcinés.
Soudain je fus réduite en une poignée de cendres,
Mes cendres se sont éparpillées au vent.
Pour ce qui est de moi,
Je ne vous demande rien :
Il ne saurait manger, même des bonbons,
L’enfant qui comme du papier a brûlé.
Je frappe à votre porte, oncle, tante :
Une signature. Que l’on ne tue pas les enfants
Et qu’ils puissent aussi manger des bonbons.
NOSTALGIE
Cela fait cent ans
que je n’ai pas vu ton visage
que je n’ai pas passé mon bras
autour de ta taille
que je ne vois plus mon visage dans tes yeux
cela fait cent ans que je ne pose plus de question
à la lumière de ton esprit
que je n’ai pas touché à la chaleur de ton ventre.
Cela fait cent ans
qu’une femme m’attend
dans une ville.
Nous étions perchés sur la même branche,
sur la même branche
nous en sommes tombés, nous nous sommes quittés
entre nous tout un siècle
dans le temps et dans l’espace.
Cela fait cent ans que dans la pénombre
je cours derrière toi.
6 juillet 1959
“Dans la vie III
Ce monde refroidira
étoile parmi les étoiles
et même des plus petites,
une pépite d'or sur fond de velours bleu en somme,
notre univers immense en somme.
Ce monde un beau jour refroidira
même pas comme un bloc de glace
ou un nuage mort,
il roulera comme une coquille de noix vide
dans l'obscurité sans bornes ni limites...
Dès maintenant tu en éprouveras la douleur
tu en ressentiras la tristesse dès maintenant.
C'est ainsi que tu dois aimer le monde
pour pouvoir dire : j'ai vécu.”
Dimanche.
Aujourd'hui c'est dimanche.
Pour la première fois aujourd'hui
ils m'ont laissé sortir au soleil,
et moi,
pour la première fois de ma vie,
m'étonnant qu'il soit si loin de moi
qu'il soit si bleu
qu'il soit si vaste
j'ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi.
Je suis heureux.
1938.