page 144 [...] - Qui voudra du café après le repas ? demanda le maître des mieux d'un air innocent.
Sans daigner répondre, Mike rafla dans son assiette les derniers morceaux de saucisse, les engloutit et poussa un rot sonore. Robin, se massant l'épaule, le considérait en silence. La suffisance de son père l'exaspérait au plus haut point. Il aurait eu envie de se lever et de lui crier en pleine figure :" Tu crois que j'ai envie de raconter ma vie à un crétin qui se la joue et qui écoute jamais les autres ?" Au lieu de quoi, il garda le silence, touillant moutarde et ketchup jusqu'à former une bouillie marronnasse.
Tant de choses tournaient et retournaient sous son crâne ... La furie que Linda se coltinait comme mère avait vraiment eu l'air remontée contre lui. Et ce journaliste qui l'avait appelé au téléphone ... J'aurais jamais dû participer au truc de Kenny, se dit Robin. Mais quand il commence à délirer sur les bougnoules et les négros, il y a pas moyen de lui dire non.
- Qu'est-ce que tu ferais si quelqu'un te faisait chier tout le temps, papa ?
Mike dévisagea son fils sans comprendre; comme si ses pensées étaient parties à des années-lumière de là.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien, toi qui sait toujours tout, dis-moi ce que tu ferais si quelqu'un était sur ton dos en permanence.
Mike gratta énergiquement son crâne rasé.
- Il y a quelqu'un qui t'embête ?
- C'est juste une question. Qu'est-ce que tu ferais ? Allez, réponds !
Un éclair brilla dans les yeux du père, qui répondit sans détours.
- Faut être fort. Ne jamais déclarer forfait.
- Et si l'autre est plus fort que toi ?
- Là, faut savoir retourner la situation. Lui tomber dessus quand il s'y attend pas. L'important, je te dis, c'est de pas déclarer forfait. Jamais, quoi qu'il arrive ! C'est qui, l'autre ? demanda-t-il.
Robin balança sa fourchette dans son assiette.
- Oh, personne en particulier ... Je demandais juste ...
Ils gardèrent le silence un long moment. Mike cherchait le regard de son fils, qui dissimulait son visage. Pour finir, n'y tenant plus, Rolo se leva dans un grand fracas, renversant sa chaise.
- Il existe un autre moyen, déclara-t-il, l'air mystérieux.
Mike et Robin le regardaient avec la même expression hébétée, et pendant une seconde, Rolo fut frappé par leur ressemblance. [...]
Je ne sais pas trop...Mais quand on perd quelqu'un, quand on perd ceux qu'on aime les uns après les autres, ça vous déchire au plus profond. Et on finit par craindre la moindre égratignure...
Devant le stand à hot-dogs, la rue est quasiment déserte. Le soleil cogne à travers un voile de brume, à en faire vibrer l’air. Quelqu’un a brisé la vitrine de la vieille mercerie ; elle a été rafistolée avec du scotch et des bouts de carton. La boutique voisine est abandonnée. C’est là que l’aveugle vendait ses cartes postales décolorées, ses porcelaines poussiéreuses et ses billes. « Celle-ci est magique », ne manquait-il pas de murmurer, son regard éteint dissimulé derrière des lunettes noires, faisant rouler son trésor du bout des doigts. Il arrivait que Konrad chipe une bille supplémentaire au moment de sortir.
En face de la boutique fermée, sous le châtaignier, deux femmes avec des landaus rose pâle identiques discutent sur un banc. Dans le silence qui règne, leurs voix discrètes se propagent entre les murs des maisons, comme un écho lointain. Un vieux bonhomme tout sec tourne au coin de la rue d’un pas chancelant, plié en deux sur son déambulateur, ne laissant derrière lui qu’une ombre insignifiante sur le trottoir.
Sans plus réfléchir, il abandonne sa voiture et se dirige tranquillement vers la place. Son cornet est écœurant tellement il est sucré ; il le jette dans une poubelle. À côté du tunnel pour piétons qui passe sous la voie ferrée, là où ça puait toujours la pisse parce que les poivrots avaient l’habitude de s’y retrouver en hiver, et où les enfants s’époumonaient à en devenir bleus pour faire résonner l’écho qui leur donnait la chair de poule, un petit bar a ouvert. La porte est entrebâillée, mais on ne voit personne au comptoir. Sur la place, il y a un peu plus d’animation. La caisse d’épargne Sparbanken. L’hôtel. Le Systembolaget1 et le supermarché Konsum. La fontaine où trône la statue de Carl Milles et dans laquelle, en été, les galopins du coin versaient de la lessive pour qu’elle déborde de mousse. Rien n’a changé. À part cet étranger qui vend ses fruits importés dans un coin de la place.
Il soupire. Il reviendra ici, il le faut. Mais pour l’heure, le reste ne peut attendre.
Un peu plus loin, la route de terre poursuit sa course dans la forêt, passe à travers champs, puis rejoint la départementale.
Il continue vers l’est. « Vers la maison. » Konrad répète les mots dans sa tête ; ils sonnent faux. Ce n’est qu’après avoir dépassé la station-service Statoil à l’entrée de la ville et aperçu la vieille université populaire qu’il relâche l’accélérateur et laisse la voiture gravir doucement la dernière crête. Ici, le bonheur vous attend : Tomelilla, une ville dans le vent ! clame le panneau de bienvenue de la commune. Il est orné de la silhouette d’un oiseau de proie aux ailes déployées. Konrad sourit.
Ensuite s’ouvre la vallée. Le pays des aventures. Konrad ne peut s’empêcher de s’arrêter un instant. Il descend de l’Opel et inspire à pleins poumons. Tant de fois ils ont pédalé jusqu’à ce point de vue enchanteur… Autour de lui, ça sent la terre, la première verdure de l’été – et un peu la bouse de vache, aussi. Entre les collines pentues coule la rivière, bordée de roseaux et de peupliers, exactement comme dans son souvenir. Il repense aux inondations printanières qui pouvaient transformer les pâturages en un delta d’îles et de lacs. À la glace, qui prenait en hiver. Tourné vers la colline le plus au sud, plissant les yeux face au soleil, Konrad aperçoit des buses qui planent au-dessus de la cime des arbres.
La plupart du temps, il avait obtempéré, sans jamais se sentir entièrement sincère. Enfin, c’était il y a bien longtemps, tout cela, ses souvenirs se sont embrumés.
Dans l’esprit de Konrad, ils sont encore jeunes. Pourtant ils devaient approcher les quatre-vingts ans au moment de leur mort. Herman avait passé sa vie à travailler aux abattoirs de Scan. Quand il était d’équipe au nettoyage des boyaux, il empestait toujours terriblement en rentrant. Chaque soir, Signe l’aidait à se frotter soigneusement. Après quoi il resplendissait, bien propre, ses deux joues rondes comme des pommes. Il se contentait de petits bonheurs dans la vie, Herman. Les abattoirs doivent être fermés depuis des années maintenant.
Signe, jamais on ne l’entendait se plaindre, alors que son dos et ses genoux la faisaient souffrir.
Certes, ils avaient leurs petits soucis tous les deux. Konrad l’avait vite compris, bien que rien n’ait jamais été formulé. Et il savait quel en était l’objet : Klas, le fils unique, constamment entouré d’un nuage de malaise.
Sera-t-il encore là ?
Au moment où apparaît le panneau indiquant la direction de Röddinge, Konrad est pris d’une vive impulsion : il quitte la départementale, dépasse l’église blanchie à la chaux et traverse le village blotti au creux de la pente.
La vallée des mystères. Ce n’est peut-être qu’une manière de retarder son arrivée, mais Konrad a très envie de la revoir.
Comment est-il possible que celle qui a donné naissance à votre enfant et avec laquelle vous avez pendant des années partagé le lit, le frigo et le panier à linge sale, puisse vous devenir un jour aussi indifférente qu'une boîte de poisson pané ?
Au premier carrefour, où se dresse aujourd’hui un centre commercial composé de trois grands hangars, il tourne à gauche, traverse la voie ferrée et dépasse lentement le Rio, le cinéma désaffecté. Pas une âme en vue. Il stoppe devant le stand à hot-dogs de Bertil et descend de voiture.
« Double meurtre à Tomelilla. La police lance un appel à témoins », déchiffre-t-il sur le présentoir où s’étalent les gros titres de l’Ystads Allehanda.
« La vague de chaleur continue d’étouffer la Scanie », assure le Kvällsposten. Contrairement aux gazettes locales, les quotidiens nationaux semblent avoir déjà oublié le fait divers. Cinq jours ont passé depuis.