Epigraphe chapitre 1
Quels braves gens, les chiens ! Anton Tchekhov
A Limoges, tout le monde est mort, mon père, ma mère, ma sœur, il n'y a plus personne ici depuis longtemps.
Une frontière s’abolit entre une vie dépourvue de sens à cause d’une succession d’épreuves et le conte entretenu depuis l’enfance, consolation intime, lieu virtuel où se tient l’Espérance.
Avertissement de Jean echenoz
«N’éprouvant pas plus d’affection particulière que d’antipathie spéciale pour ces bêtes, j’en conclus que je dois voir confusément en elles de parfaites héroïnes, d’excellentes figurantes ou d’honnêtes accessoires de fiction.
D’ailleurs comme toujours, on est bien loin d’être le seul. Un jour, Erik Satie s’ouvrit à Jean Cocteau de ce projet : «Je veux écrire une pièce pour chiens et j’ai déjà trouvé le décor : le rideau se lève sur un os».
La mère sauve le bébé à naître en la mettant dehors. Elle s’en sépare, elle la perd. Elle fait ce choix impossible, elle le fait. Il est vrai que le bébé donne des signes inquiétants, on redoute qu’il ne naisse mort-né. Il y a urgence. L’exil de la sœur est nécessaire pour sauver le bébé et sa mère qui ne vont pas bien fort. C’est à cause de la sœur, rien d’autre.
Je me tiens debout devant la tombe, bien en face, pour me recueillir un moment avant de partir. Je n'entends plus criailler les corneilles noires non plus que bourdonner au loin le trafic automobile. Comme si j'étais frappé d'une sorte de surdité passagère due à l'émotion, je n'entends que mon cœur battre.
Le malheur une fois entré dans la maison, on ne peut pas rester comme ça, il est nécessaire de lui trouver une cause. Il faut qu’il y ait un sens à tout cela, même et surtout si la vérité toujours se dérobe. Le principal est pour ma mère de construire une histoire dont la vraisemblance suffit à donner une forme à l’inconnu, à imaginer une raison, à désigner un coupable. Ce sera la légende du lait maudit.
La légende ne s’écrit pas en une fois, elle connaît des versions, des hésitations, des remords. Une conviction demeure cependant, le lait est responsable de l’encéphalite convulsivante, à partir de quoi le malheur établi ne va cesser de prospérer, diaboliquement.
Je me préoccupe toujours beaucoup de la cohérence de mes associations vestimentaires. Un stratagème, destiné à masquer, escamoter, diluer mes incohérences, failles et discordances personnelles -–à m'en défendre.
La vie intérieure ressemble à un désordre continuel, les émotions se jettent les unes contre les autres, s’entrechoquent brutalement. Les convulsions se succèdent, ne laissant place qu’aux absences, aux moments d’évanouissement, de perte d’elle-même et du monde, où Françoise délaisse tout, se replie. Elle est prise de tics, comme autant de décharges involontaires, de crispations obligées ou de gestes abrégés. Leur répétition incessante épuise sa mère, c’est une agression sans fin.
L’arrangement permet de se réfugier dans l’habitude (on s’habitue à tout), dans la distance d’avec ça, de geler la scène invivable, de vivre sa petite vie en regardant ailleurs.
Alors ça reste en l’état, longtemps. Impossible de se défaire de cette sourde inquiétude, de s’en écarter ou de s’en rapprocher de trop près. On garde un œil dessus, c’est tout. On se maintient dans cette position intenable, jusqu’au jour où l’arrangement ne peut plus durer.