Peter Higgins

L’inspecteur Vissarion Lom était assis à la fenêtre dans un box du Café Rikhel. Des ondes de pluie s’abattaient sur l’avenue Anski mais, à l’intérieur de l’établissement, dans la cohue de l’après-midi, l’air était chargé d’odeurs de café, de pain à la cannelle et de pardessus humides.

— Pourquoi ne pas rentrer chez toi ? proposa Ziller. Personne ne viendra. Je peux t’appeler, s’il se passe quelque chose. Tu seras là en moins d’une demi-heure.

— Si, quelqu’un va venir, répliqua Lom. Il ne reste pas assis là sans raison.

De l’autre côté de la rue, un jeune homme mince attendait sur un banc, sous un auvent de zinc dégoulinant de pluie devant l’immeuble de la Bibliothèque et Salle des Congrès du Syndicat des Travailleurs du Bois. Il y avait déjà trois heures qu’il était là.

— Peut-être qu’il nous a repérés, reprit Ziller. Et que le rendez-vous est annulé.

— Il aurait pu nous semer au moment de débarquer, rétorqua Lom. Il ne s’est même pas retourné. On ne le gêne pas. Il se croit seul.

Par peur du monstre ou sous l’effet d’un désir de vivre intérieur plus personnel, l’un des chevaux harnachés au wagon fut pris d’un soubresaut et se leva d’un bond en hennissant. Le cadavre de son camarade encore attelé couché à ses côtés, ses propres boyaux se déversant sur le pavé, le cheval baissa la tête et s’élança, toujours attaché, vers la gueule ouverte de l’avenue de l’Est. Avec lenteur et détermination, il mettait de la distance entre lui et les bruits et les odeurs de la bataille, traînant derrière lui trente millions de roubles et Vaso le géant, qui était toujours à bord.

Le soldat n’avait pas bougé. Il dévisageait Lom. Ses yeux sans expression ne cillaient pas. Ils étaient totalement bruns : tout l’iris, sans la moindre trace de blanc. Il ouvrit la bouche comme pour parler ; Lom sentit son haleine aigre, chargée d’une riche odeur terreuse, mais l’homme ne dit rien. Sa main unique malaxait le petit paquet en tissu, comme s’il essayait de l’étouffer. Lom le lui arracha.

— Donnez-moi ça !

L’homme avait les doigts froids. Durs. Cassants.

Lidia sortit le revolver de sa jupe et tira deux fois sur le jeune homme. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’affala en position assise, penché sur son ventre éclaté : sang dans la neige fondue ; cramoisi sur gris pâle. Il était encore vivant, se balançait de droite à gauche en se touchant faiblement le visage. Lidia s’approcha et lui tira sur le côté de la tête.

Sur la place Levrovskaïa, personne ne le remarqua.

Ziller soupira. Il se leva difficilement, à contrecœur, en s’efforçant de remettre le bas de sa chemise dans sa ceinture, puis de boutonner la tunique de son uniforme. Pour se consoler, il tira une longue bouffée mélancolique sur sa cigarette, puis il écrasa le mégot dans le cendrier plein ; il s’extirpa du box et sortit sous la pluie avec force lenteur et lourdeur. Théâtralité, quand tu nous tiens.

Le révolutionnaire ne possède rien et n’a pas de nom. Il est l’ennemi implacable et sans merci de toutes les lois, de toutes les moralités, de toutes les coutumes et conventions. Il ne connaît que la révolution.

Quand on craint quelque chose, on l’étudie afin d’en apprendre un maximum avant de le tuer puis, quand on rencontre autre chose de plus dangereux, on recommence, et ainsi de suite. Et on devient plus fort, jusqu’à ce que la peur que l’on provoque dépasse la peur que l’on ressent.

L’histoire perdue, désormais réduite au silence, est cachée dans l’obscurité et le silence. Elle n’existe pas dans ce monde, et pourtant, elle est là. À côté du monde. C’est un potentiel. Une graine endormie. Une cellule de stockage dans laquelle on n’a pas encore puisé.

C’est le futur. Un futur qui requiert de nouveaux modes de pensée : une nouvelle philosophie, une nouvelle moralité, un nouveau genre d’hommes. Tout ce qui est vieux et inutile doit être détruit pour laisser la place à l’avenir.

Certes, nous sommes un peuple civilisé, mais ces nuisibles foulent aux pieds notre tolérance et crachent sur nos bonnes manières. Ces gens sont une maladie, mais une maladie dont nous connaissons le remède.