Citations de Philippe Lançon (624)
Écrire, c'était naturellement l'explorer et l'approfondir, c'était voyager vers le secret ; c'était aussi découvrir que je ne l'atteindrais pas. C'était échouer aux portes du secret. Le 7 janvier, les morts l'ont emporté dans leurs tombes et les survivants, dans leurs vies. La justice doit passer, mais elle ne peut les suivre là où ils sont.
CHARLIE Hebdo n° 1469 du 16 septembre 2020.
... les idées d’un adulte sont rarement à la hauteur des visions — de l’effroi — d’un enfant.
Le 13 avril, un poète de 90 ans est mort. Il s'appelait Bernard Noël. Pour moi, il était sans âge, c'est-à-dire qu'il les avait tous. Il avait l'âge de Georges Bataille, qui l'a orienté, de l'action contre la guerre d'Algérie, qu'il a menée, du corps en lutte et en fusion perpétuelles avec le langage. Il avait l'âge de l'enfant qui chaque jour découvre ce langage, et l'âge du vieillard qui chaque jour le perd. Il avait l'âge de la révolution et de la frustration permanentes produites par le fait d'écrire comme on vit et de vivre comme on écrit. C'est comme ça, avec les poètes: ils ont l'âge qu'on croit avoir, ou qu'on sent, tandis qu'on les lit...
CHARLIE Hebdo n°1501 du 28 avril 2021 (Dans le jacuzzi des ondes).
Maigre consolation : il y a belle lurette que le consensus autour de Charlie a fondu ; c'est sans doute qu'il n'a jamais existé. Notre journal, qui n'est pas aimé à droite, l'est de moins en moins à gauche. Cet isolement a des raisons politiques, mais l'essentiel, à mon avis, est affaire de ton. Charlie continue de vouloir rire ou sourire de tout dans un monde où plein de gens, surtout à gauche, ne veulent plus rire de rien, et surtout pas d'eux-mêmes.
CHARLIE Hebdo n°1467 du 2 septembre 2020 (Dans les jacuzzi des ondes).
C'est un bizarrerie de notre société : elle a tellement peu d'avenir qu'elle ne sait plus quoi faire ni de ses jeunes ni de ses vieux.
CHARLIE Hebdo n° 1430 du 18 décembre 2019. (Dans le jacuzzi des ondes)
Il y a quatre semaines, j'écrivais dans Charlie que les symboles attirent les cons. Je pensais d'abord à l'usage politique qu'on en fait. Il brille rarement par la finesse, la culture et l'ouverture d'esprit. En art, c'est parfois différent. Pas souvent, car les symboles, en projetant leurs ombres sur les sensations, ont tendance à les écraser. Ils contrôlent et limitent le double accès à l'imagination et à la réalité. Et ils vieillissent vite, plus vite encore que les hommes. Ils vieillissent comme les leçons de morale, comme les idées. Ils vieillissent comme des cons.
CHARLIE Hebdo n° 1476 du 4 novembre 2020 (Charlie Culture : Expo, les planètes de Giorgio De Chirico).
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins
(Baudelaire)
Les soignants avaient ce privilège : ils répondaient à la destruction par des gestes précis, destinés à réparer... Ces gestes remplaçaient les larmes, le bavardage, la compassion inutile, la pitié dangereuse.
Machiavélique et puritain, les deux font la paire : qui veut punir les hommes de leurs plaisirs et de leurs sentiments au nom du bien qu’il croit porter, au nom d’un dieu, se croit autorisé à faire tout le mal possible pour y parvenir.
C’est alors, ouvrant les yeux, j’ai vu la grande salle de réveil et sa lumière blafarde, entre jaune et vert, et, les baissant vers le pied de mon lit, au lieu de la rambarde en fer forgé et de la housse de couette, ce drap jaune inconnu sur lequel reposaient deux bras et deux mains bandés, il me fallu quelques secondes pour comprendre qu’il s’agissait des miens, dans ces secondes qui allaient au-delà du lit, tout le reste s’est engouffré, l’attentat et les minutes suivantes, et avec lui les cinquante et un ans d’une existence qui prenait fin ici, dans cette prise de conscience, à cet instant.
Je ne sais plus qui a dit : ce n'est pas parce qu'on n'a rien à dire qu'il faut se taire. Pour l'écrivain, ça va plus loin : c'est parce qu'on n'a rien à dire qu'il faut écrire. La réalité est si forte, si dure, qu'elle envahit l'homme ; le terrasse. Face à ça, le premier réflexe est l'accablement, le silence. L'écrivain dépasse cet accablement, peuple ce silence par l'écriture. Elle s'impose en terrain occupé, détruit, rasé. C'est dans le vide que l'écrivain, ligne à ligne, fait le plein.
Dans le jacuzzi des ondes. CHARLIE Hebdo n°1429 du 11 décembre 2019.
Il va falloir donner de l'art chinois aux Chinois, de l'art indien aux Indiens, de l'art arabe aux Arabes. Il va falloir imposer l'art des anciens colonisés aux anciens colonisateurs qui ont cru régner sur terre, non seulement avec leurs armées, leurs prêtres, leurs philosophes, mais aussi avec leurs Michel-Ange, leurs Velázquez, leurs Watteau. On peut imaginer un monde où les musulmans se régalent devant la Vierge du chancelier Rolin, de Van Eyck, et les chrétiens, devant une miniature moghole, au point de n'être plus ni musulmans ni chrétiens, mais simplement, librement, amateurs d'art et, rêvons un peu, humanistes.
CHARLIE Hebdo n°1440 du 26 février 2020 (Dans le jacuzzi des ondes)
J'ai suivi assez de procès, dans ma vie de journaliste, pour savoir que la justice est un rituel nécessaire et inévitable, quoique imparfait, un rituel qui se déploie pour juger des actes qui ont eu lieu.
CHARLIE Hebdo n° 1434 du 15 janvier 2020.
Vivre à l’intérieur de la souffrance, entièrement, ne plus être déterminé que par elle, ce n’est pas souffrir ; c’est autre chose, une modification complète de l’être.
... mes parents découvraient qu’on pouvait être sérieux, selon leurs critères en tout cas, et profiter de l’humour des dessinateurs de Charlie. Il n’y avait pas tant d’hommes sur terre pour faire rire en réveillant ce qu’ils avaient en eux de naturel, de mauvais goût, d’enfantin, d’anarchiste, d’indigné, d’infréquentable, d’anti-autoritaire, de récalcitrant.
Le virus, comme l'attentat, change la perspective et le temps de ceux qui le subissent. La plupart des sujets qui nous préoccupaient la veille rejoignent les trous dont ils n'auraient peut-être pas dû sortir, ou pas si bruyamment.
CHARLIE Hebdo n° 1444 du 25 mars 2020 (Dans le jacuzzi des ondes).
Shakespeare est un excellent guide lorsqu'il s'agit d'avancer dans un brouillard équivoque et sanglant. Il donne forme à ce qui n'a aucun sens et, ce faisant, donne sens à ce qui a été subi, vécu.
Trente ans plus tôt, il [Laurent Joffrin] avait corrigé ligne à ligne l’un de mes premiers articles, mal écrit, mal construit ... il coupait les adjectifs, plus encore les adverbes, en disant : « Quand on utilise des adverbes, c’est souvent que l’enchaînement des phrases manque de logique. Chateaubriand n’utilisait presque jamais d’adverbes.
Au début des années 80, lecteur à l’université californienne de Berkley, il* avait identifié et décrit ce qui allait devenir en France le "politiquement correct", et qui n’était jamais qu’une forme de puritanisme renouvelé par les sirènes du progressisme et la colère des minorités.
[ * Philippe Muray, essayiste et romancier ]
Il m’avait fallu atterrir en cet endroit, dans cet état […] pour sentir ce que j’avais lu cent fois chez des auteurs sans tout à fait le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre que de soi.