Pierre André présente "Elle s'appelait Lucia"
Je la tenais dans mes bras. Je ne parvenais pas à me départir d’un sourire idiot. Nous fermions les paupières, et le ciel terminait de s’éteindre au même rythme que nos deux sommeils s’enlaçaient.
Nous nous réveillions quelques heures plus tard en pleine nuit. Un vent léger nous parvenait de la Sierra, à peine perceptible mais suffisant pour nous faire frissonner. Lucía commençait à bouger un peu, se retournait en poussant quelques gémissements indisposés, variait sa position, un bras là, plié sous le mien, une jambe là, puis non, là, ça ne convenait toujours pas, etc.
Il découvre quelque chose de doux dans la forme de son visage, de velouté dans le grain de sa peau. Des yeux vairons – l’un bleu piqué d’ambre, l’autre purement bleu. Une coiffure que des tailles asymétriques dynamisent, quelques pinces disciplinent. Puis il s’attarde sur son nez, qu’elle a petit, sans extravagance, mais dont le profil présente un très léger retroussement, qui est presque un rebondissement sur ce visage, où Victor perçoit à présent un infime gonflement accompagné d’une rougeur – l’expression d’un embarras – qui s’atténue tandis qu’elle commence à parler.
Dans son lit, ils avaient longtemps discuté avant de faire l’amour, sans ressentir aucune obligation d’action ou de performance. Leurs visages à peine distants, elle posait sur lui un regard plein de douceur. Elle souriait en lui caressant la nuque. Elle écartait les doigts pour pénétrer sa chevelure tandis qu’il redessinait inlassablement ses courbes, effleurait sa colonne, développait des spirales à partir des fossettes de son dos, puis lui saisissait les fesses, ça va ?
Ça va ? répète-t-elle.
Je parlais à d’autres filles dans l’espoir qu’elle en éprouve une vague jalousie. Je lui jetais quelques regards de temps en temps. Elle discutait au bar ou en bordure de piste, souvent avec des garçons dont les propos la faisaient rire, parfois avec un quinquagénaire un peu ivre, un peu désabusé, que j’avais déjà repéré à plusieurs reprises et qui devait certainement la draguer à moitié. Ensuite arrivait toujours le moment où, ne la trouvant plus des yeux, je commençais à m’inquiéter.
Et j’essayais de masquer mon manque d’expérience en acquiesçant sobrement à ses propos, tout en me rendant compte qu’elle avait soulevé un coin du voile, que je ne connaissais pratiquement rien à l’amour, tout juste avais-je eu un aperçu de ce que pouvait être le sexe, de-ci de-là, et éprouvé à quelques reprises un sentiment amoureux éphémère. Par la suite se sont ajoutés un certain nombre d’effleurements, qu’elle dispensait de façon distraite et espacée. Cela me déstabilisait.
Ce que j’aimais bien chez elle, finit-il par dire, c’est qu’il y avait dans sa manière de me recevoir, de se promener dans la rue avec moi ou de me présenter à ses amis, quelque chose de très délicat, une espèce de flatterie constante,jamais grotesque, toujours élégante et discrète. Avec elle, j’avais l’impression d’être à la fois complètement moi et complètement un autre. Une personne meilleure.
Il se met à fixer un garçon, droit en face de lui. Et observer ce garçon lui est aussi étrange que de se sentir, à l’inverse, par lui observé. Il a l’impression que celui qu’il voit est différent de celui qu’il connaît. Tous deux continuant de se dévisager, ils se sourient, comme pour vérifier qu’ils donnent une image un peu plus avantageuse d’eux-mêmes.
Elle lui envoie une interrogation espiègle, qui devient une douceur légèrement aguicheuse. Après quoi elle détourne la tête et se faufile entre les ondulations des danseurs. Juste avant d’accéder au jardin, cependant, elle se retourne pour le fixer à nouveau, bascule un bref instant la tête en direction de l’extérieur, la redresse. Et sort.
Un sentiment de prestige m’a envahi, de joie et d’incrédulité. Dans mes derniers souvenirs, nous sommes couchés dans l’herbe, mes bras glissent comme deux boas sous sa robe et je lui brode des baisers dans le cou.
Il réussit plus ou moins à retrouver les mélodies célèbres qui lui passent par la tête, remarque que le cerveau fait vite la correspondance entre les notes qui se présentent dans son esprit et les pistons qu’il doit enfoncer pour les atteindre. La difficulté n’est pas là. Non. La difficulté, l’exigence physique et singulière de cet instrument, réside dans ce que les notes sont produites grâce au souffle, mais surtout grâce aux lèvres, aux muscles des lèvres, des joues et de tout le visage.