Raymond Bozier .
Portrait de
Raymond Bozier, Prix du livre en Poitou-Charentes pour "Lieu-dit", éd.Calmann-Lévy, réalisé par les Yeux d'IZO.© Centre du livre et de la lecture en Poitou-Charentes - 2011
et de tuer
et de hurler
hurlehurlahurlaithurlerahurleront
transformant changeant les
étiquetages
anthropophages MYSTIFICATEURS
tueurs à l’aveuglette
massacreurs à la machette
bombardiers ronronnant
et sortiraient de la bouche des objets
et pénétreraient
dans les oreilles des fruits, des ustensiles
et des dents brisées giclerait du sang
et de la fracture du crâne
tournaient l’eau, les jambes, les oreilles, le nez, tournaient la terre, le ciel et les étoiles, tournait, la nuit, tournait le jour, tournaient les doigts, les paroles, la bouche et les pieds, tournaient les défilés, le pas de l’oie, les bruits de bottes, tournaient les camps de concentration, les fours crématoires, tournaient les grillages et la violence, tournaient les morts, les peurs, les coups, les viols, les gestes abominables, tournaient les bombardiers, l’Enola Gay et son Little boy, le Bockscar et son Fat man, tournaient les bombes A, tournait le ciment qui colle encore à la mémoire.
Nous nous laissons d’autant plus facilement corrompre que notre vue est porteuse, sans que nous en ayons directement conscience, d’une masse d’informations anciennes, de sensations fugitives, de bonheurs éphémères, de souvenirs… Chaque regard porté sur le paysage intègre la mémoire – les traces – de l’existence passée. Nous voyons bien plus que ce que le présent du réel nous donne, et le poids de cette réalité invisible pèse sur notre conscience comme le désert pèse sur le regard du bédouin, la neige sur celui de l’esquimau
Depuis le temps que de temps que ça dure, que la mort et les combats de l’acier, de l’atome, de la furie des titans à mains nues, gigantomachie de merde à tête morte, le vent, l’échange des balles, depuis le temps que nous les voyons, que nous les entendons beugler leurs récits sanglants depuis le temps que nous les laissons venir nous effrayer avec ces corps violentés qui
vont au fil de l’eau
À trop longtemps rester debout devant la fenêtre, la jeune fille finit par avoir l’impression de faire corps avec les murs qui l’entourent, les toits rouges, le ciel en constante métamorphose, les rues goudronnées, les trottoirs sillonnés par les ombres, parfois titubantes et incertaines, de passants soutenus par la nécessité d’atteindre leur logement, leur trou de taupes, dernier domicile, ultime refuge qui donne encore un sens aux déplacements et sans lequel leur marche cesserait d’être orientée et n’obéirait plus qu’aux lois de l’errance et du hasard.
Visions désordonnées : ballast, sentier longeant les rails, passage à niveau, rues avec voitures en stationnement, grisaille de trottoirs désertés, circulation périphérique, maisons basses, maisons à étage construites sur un même modèle et sans qualité architecturale, parpaings, crépi ; jardins clos, plaques de fibro-ciment surmontées de grillage, cabanons, balançoires, vérandas, tables en fer, entassement de chaises en plastique sous un auvent, lierres, vignes-vierges agrippées à des murs, arbres fruitiers dénudés,
Chaque fois que je longe un mur, je marche au côté des humains. Chaque fois que je sens l’odeur des murs, je respire l’odeur des humains. Chaque fois que j’attaque un mur, je mords dans le corps des humains. Chaque fois que je crache un bout de mur, je rejette de l’humain. Chaque fois que je pose la main sur un mur, je touche de l’humain. Chaque fois que je perce un trou dans un mur, j’ouvre les yeux des humains. Chaque fois que je pisse contre un mur, je souille le corps des humains.
la nuit ils dorment ou ne dorment pas
ils rêvent ou ne rêvent pas
le jour ils travaillent ou ne travaillent pas
ils s’épuisent ou ne s’épuisent pas
ils se déplacent par bandes entières
empruntent des lignes
et toutes sortes de couloirs
ils courent
poussés par la nécessité
à perdre haleine dans des couloirs
doub toup doup toub doup toub
je vous fais griller
et vous aime à pleine bouche
et vous crache vos propres cendres à la figure
vous ne me voyez pas, vous ne m’entendez pas
je suis MORT (celui et celle) qui ne vous apprend
rien mais vous prend tout entier, je voyage au
milieu des bestiaux, dans les wagons du train
des guerres. Je suis le dieu tout puissant de vos
abattoirs, la forme extrême de vos délires, de
vos hallucinations déliquescentes, je vadrouille
sur vos territoires comme une bête folle boule-
versant le paysage, renversant les constructions
je suis la désagrégation
Probablement déçue elle tourne les talons et s’en va. Le curieux balancement de ses bras vers l’arrière, son déhanchement, sa façon d’appréhender les pavés sur la pointe des pieds lui donnent une allure de pantin. Elle atteint le sommet de la via Clémentina, entame la descente. Et c’est comme si ses jambes, son bassin, son buste, sa tête paraissaient s’enfoncer progressivement dans le sol. Elle disparaît.