Cinquante ans : cet âge auquel les hommes prennent conscience qu’ils vieillissent et ne sont pas arrivés à grand chose dans leur existence..
Le violoneux, c’est Lex. L’homme aux yeux couleur de fougère, à peine bordés de noir. Quand il joue, on dirait que son corps se détache du sol, seulement relié à la terre par un fil électrique courant de son orteil gauche au sommet de son crâne. Il tournoie autour de ce fil, tanguant légèrement, tremblant, se baissant, transporté, épanoui. La plupart du temps, ses yeux sont fermés, mais il lui arrive de regarder les danseurs et là il sourit, un sourire pareil à l’explosion d’une ampoule électrique dans cette salle tout en bois où nous dansons, où les hommes sont si tendus et les femmes si raides, le visage impassible, mais quand l’ampoule explose, l’espace d’un instant on a tous l’air tellement beaux que j’ai l’impression de pouvoir me métamorphoser en quelque chose que je n’étais pas auparavant : un faucon, une braise, les pétales épars d’une rose du Venezuela.
Ce qu’on apprend en travaillant toute sa vie au milieu des arbres et des animaux, c’est qu’il faut que quelque chose meure pour qu’autre chose pousse à la place.j’ai pensé à ces deux vieilles souches au fond des bois, en train de pourrir et de redevenir poussière pour fertiliser la terre.
"J'aime bien venir ici et faire comme si le monde continuait sans moi, reprend sa mère. Comme si j'étais un petit bout de néant, nulle part".
"Foutaises, Joan, dis-je calmement. Tu n'es pas le néant, ni nulle part." Je ne veux surtout pas lui ressembler. Je veux faire partie du monde.
Dans quel vide culturel on vit, hein? dit-il au bout de quelques minutes. Chacun doit chercher sa voie. Trouver tout seul un sens au monde. Quel travail ça représente, quand on y réfléchit...
Une vieille femme, que tout le monde appelle Grand-Maman, a vécu ici toute sa vie. Quatre-vingt ans dans la vallée du Yaak River. Quand on songe à tout ce qu’elle a raté ! Mais quand on songe aussi à tout ce qu’elle a vu et que le reste du monde a raté. Personne ne peut tout avoir, quel que soit l’endroit où il se trouve.
Encore une tasse de café. Dehors deux rouges-gorges se posent sur la terre humide du jardin, puis se poursuivent dans l'érable en se courtisant bruyamment. La lumière éclaire le bois gris de la grange, le délave. Me sentir chez moi : une facette de mon existence aussi essentielle que l'ont été l'amour et le travail. Cet endroit que je tente sans cesse de quitter ou de retrouver, et qui ne veut pas me lâcher. ( ... ) Tout le monde n'éprouve pas un tel attachement à son lieu de naissance. ( ... ) Et je leur envie leur liberté à elle (sa compagne) comme à eux (ses collègues), tout en me demandant qui je serais, et ce que je penserais du monde, si je n'étais pas d'ici. Je me demande également si cette liberté me rendrait plus jovial, plus insouciant, plus à même d'aimer.
Le mieux que je puisse faire pour un ami est simplement d’être son ami - Thoreau
-Il y a deux mondes auxquels je n’appartiendrai jamais, ai-je répliqué. Chez moi et ailleurs.
Je m’arrête un moment sur cette route, les bras ballants, et je ferme les yeux en me disant que la vie nous offre peut-être plus d’une chance de nous en sortir, ou différentes formes de chance, et je me remets à marcher vers l’endroit où je suis né.