Roger Godel

Que la pensée rationnelle soit impuissante à aborder sur les rives de la plus haute région, les métaphysiciens tels que Socrate, Platon ou Plotin le savaient par expérience ; sur le point de parvenir à la dernière étape de la pérégrination, ils avaient dû abandonner leur équipement intellectuel.

La pensée scientifique, opérant avec les seules ressources dont elle dispose, serait bien incapable de mener jusqu’à son achèvement — au « territoire inconnu » — une si rare entreprise. Son pouvoir de pénétration s’éteint sur cette mystérieuse frontière où le sentiment de la durée périt dans la plénitude intemporelle de l’expérience pure.

Les hommes nouveaux qui osèrent aborder un aussi obscur problème à travers l’esprit d’investigation nous étonnent aujourd’hui par leur témérité autant qu’ils scandalisèrent leurs contemporains. Leur curiosité n’était point d’ordre purement métaphysique, elle répondait à une exigence logique du meilleur aloi. Et c’est bien ainsi qu’ils devaient — nécessairement — ouvrir l’ère de la recherche scientifique.

Le miroir où l’homme se contemple lui renvoie un reflet. Il y découvre ce qu’il est apte à voir. Un temps arrive où il devra prolonger l’expérience derrière le cristal ; il s’interroge en face de son visage.

Lorsque, en sa jeunesse, Socrate ciselait le groupe des trois figures destinées au vénérable sanctuaire des Grâces à l’entrée de l’Acropole, quelle idée visait alors sa méditation ? La sculpture absorbe les mains de l’artisan dans le jeu de l’esprit ; elle entraîne la pensée vers l’arrière-plan des images, jusqu’à ce champ profond où les formes, à l’état naissant, puisent leurs valeurs de symboles. Socrate, à cette étape de sa vie, pouvait-il être moins exigeant de vérité qu’au temps où la Sagesse s’incarna en lui ? Il est permis de croire — et les textes platoniciens nous y encouragent — qu’une égale ardeur poussait son tempérament dans les voies de la recherche. Poursuite désintéressée s’il en fut jamais ! course éternelle d’un chasseur que l’appel de l’ultime Beauté — cet appel de l’Amour — jette, dès l’aube, sur les sentiers.

À cet aboutissement de tous les itinéraires, la Sagesse induite par Socrate est identique à celle que révèle le Sage indien. Mais il est un fait plus étrange : ces deux figures — de l’Orient et de l’Occident — au travers desquelles la connaissance s’exprime, offrent malgré les différences qui opposent leurs aspects culturels, des analogies si frappantes qu’à les confronter on les éclaire l’une par l’autre.