Citations de Sadegh Hedayat (95)
Le soir de ma dernière sortie, le temps était couvert, il pleuvait, un brouillard épais voilait tout aux alentours. Dans cette atmosphère mouillée qui atténuait la vivacité des couleurs et l’insolence des lignes, j’éprouvais une sensation de liberté et de calme; la pluie lavait mes idées noires.
(p.41)
Durant tout notre séjour sur terre, la mort nous fait signe de venir à elle. Chacun de nous ne tombe-t-il pas, par moments, dans des rêveries sans cause, qui l’absorbent au point de lui faire perdre toute notion du temps et de l’espace ? On ne sait même pas à quoi on pense mais, quand c’est fini, il faut faire effort pour reprendre conscience de soi-même et du monde extérieur. C’est encore l’appel de la mort.
J’ai écrit «poison», je voulais dire, plutôt, que j’ai toujours porté cette cicatrice en moi et qu’à jamais j’en resterai marqué.
(p.24)
Tout le monde craint la mort, moi c'est ma vie obstinée qui me fait peur. (p. 32)
Je voulais dessiner tranquillement, d’après nature, ce visage condamné à se décomposer très doucement et à se résorber dans le néant, ce visage qui semblait immobile et immuable, en fixer sur le papier les lignes essentielles, choisir ceux de ses traits qui m’avaient frappé. Un croquis, si sobre soit-il, doit éveiller une impression, avoir une âme. Moi qui m’étais accoutumé à exécuter des dessins de série sur des cuirs d’écritoire, je me voyais contraint de mettre mon intelligence en œuvre pour exprimer mon idéal, c’est-à-dire pour rendre ce que mon imagination prêtait d’obsédant à sa physionomie.
(p.52)
ADVIENNE QUE POURRA
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J’ignore entièrement celui qui me créa,
Si c’est le paradis, l’enfer qu’il m’assigna.
Une coupe, une belle, un luth sur la prairie
Me suffisent. Pour ta promesse, garde-la.
Page 95
Père Adam - Donne tes lèvres. Je vais t'expliquer le sens de la Création.
(Le Père Adam se penche sur Maman Eve et l'embrasse à pleine bouche. Maman Eve étend le bras pour rabattre une branche sur eux, et le feuillage les dissimule. Le rideau tombe. Le tumulte des animaux qui hurlent et glapissent s'apaise progressivement.)
Je n’écris que par ce besoin d’écrire qui me tient. J’ai besoin, de plus en plus besoin, de communiquer mes pensées à mon être imaginaire, à mon ombre. Cette ombre sinistre qui se penche sur le mur, dans la lumière de la lampe et qui semble lire avec attention, dévorer ce que j’écris. A coup sûr, elle comprend mieux que moi. C’est à mon ombre seulement que je puis parler comme il faut. C’est elle qui m’oblige à parler ; elle seule peut entendre. Elle comprend, bien sûr…
Même si auparavant, lorsque j'étais en bonne santé, plusieurs fois je fus obligé de me rendre à la mosquée et tentai d'y assortir mon coeur, de le mettre au diapason du reste des gens, chaque fois mes yeux regardaient fixement les carreaux émaillés ainsi que les motifs et les ornements des murs, lesquels me transportaient dans des rêves délicieux et, sans que je puisse le contrôler, me faisaient trouver une échappatoire- au moment de l'oraison, je fermais les yeux et ramenais les paumes de mes mains devant mon visage- à l'intérieur de cette nuit que je me créais pour moi-même, je récitais les oraisons comme ces paroles que l'on répète dans le sommeil en l'absence de toute responsabilité mentale, mais ces mots n'étaient pas prononcés du fond du coeur, car j'aurais préféré parler avec un ami ou avec une connaissance plutôt qu'avec Dieu, plutôt qu'avec le tout puissant? Car Dieu était vraiment beaucoup trop pour moi.
Il faut tenir le peuple dans la faim, le besoin, l'ignorance et la superstition afin qu'il nous obéisse (...). Notre devoir est d'entretenir la stupidité de la masse pour qu'elle s'en prenne à elle-même et qu'elle se déchire elle-même.
Le monde n'a pas de finalité, c'est l'homme qui y mettra fin
J’ai vu tellement de choses contradictoires et entendu tellement de paroles discordantes ! A force de voir, mes yeux se sont usés à la surface des objets, cette écorce mince et dure qui cache l’âme. Maintenant, je ne crois plus à rien.
Tu sais que tu as été mal élevé ! Une dame t'a invité à danser et tu n'as pas dansé avec elle.
Il y a quelques jours je me tirais les cartes, je ne sais pourquoi j’ai fini par croire aux superstitions ; je faisais sérieusement un vœu ; je n’avais rien d’autre à faire et ne pouvais plus rien faire. Je voulais jouer avec mon avenir ; j’ai résolu d’en finir, la réponse a été favorable.
Un seul regard d'Elle eût suffi à me donner la solution de tous les problèmes de la philosophie et de toutes les énigmes de la théologie. Un seul regard d'Elle, et tous les mystères se fussent dissipés.
Alors j'augmentai mes doses d'alcool et d'opium.
La mort fredonnait doucement sa chanson, comme un bègue qui se reprend à chaque mot, et qui, à peine arrivé à la fin d'un vers, doit recommencer. Son chant fouillait la chair comme le grincement d'une scie. Elle criait, puis, brusquement, se taisait.
La pression qui, au moment du coït, colle l’un à l’autre deux êtres dont chacun tente de fuir sa solitude, résulte du même élan fou qui se retrouve chez tous, mêlé seulement d’un regret qui tend seulement vers l’abîme de la mort.
Seule la mort ne ment pas.
Sa présence réduit à néant toutes les superstitions. Nous sommes les enfants de la mort. C’est elle qui nous délivre des fourberies de l’existence. Des profondeurs mêmes de la vie, c’est elle qui crie vers nous et si, trop jeunes encore pour comprendre le langage des hommes, il nous arrive parfois d’interrompre nos jeux, c’est que nous venons d’entendre son appel…
Durant tout notre séjour sur terre, la mort nous fait signe de venir vers elle. Chacun de nous ne tombe-t-il pas, par moment, dans des rêveries sans causes, qui l’absorbent au point de lui faire perdre toute notion du temps et de l’espace ? On ne sait même pas à quoi on pense mais, quand c’est fini, il faut faire effort pour reprendre conscience de soi-même et du monde extérieur. C’est encore l’appel de la mort.
LA ROTATION DES CORPUSCULES
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Aux tulipes la nue vient de donner leur bain,
Debout ! Empare-toi de la coupe de vin,
Tes yeux voient aujourd’hui cette belle verdure,
Mais elle de ton corps se nourrira demain.
Page 84
Nous sommes des enfants de la mort. C'est elle qui nous délivre des fourberies de l'existence. Des profondeurs mêmes de la vie, c'est elle qui crie vers nous et si, trop jeunes encore pour comprendre le langage des hommes, il nous arrive parfois d'interrompre nos jeux, c'est que nous venons d'entendre son appel...
(...) la pratique de la vie m'a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres : j'ai compris que je dois, autant que possible, me taire et garder pour moi ce que je pense. Si maintenant je me suis décidé à écrire, c'est uniquement pour me faire connaître de mon ombre - mon ombre qui se penche sur le mur, et semble dévorer les lignes que je trace.