Stanislas Dehaene

On parle d'assemblées de neurones qui prennent des décisions collectivement. Même lorsqu'on croit notre intelligence individuelle, elle est d'une certaine façon collective. Marvin Minsky, l'un des pionniers de l'intelligence artificielle, avait utilisé une jolie formule : the society of mind, la "société de l'esprit". On croit avoir un seul esprit, et ce sont en fait plusieurs organismes qui tentent de se coordonner le plus possible mais tirent parfois dans des directions différentes.

... il est amusant de penser que dans notre cerveau lui-même, il y a des centaines de millions d'années, chaque neurone était un individu. Une cellule individuelle qui, en quelque sorte, avait sa propre autonomie. Et aujourd'hui, il continue d'y avoir dans le cerveau une sorte d'autonomie de tous ces individus-neurones, même si désormais ils se coordonnent entre eux.

- Vous voulez dire que les poissons aussi savent compter 
- La compétence numérique est presque universellement répandue dans le monde animal, parce qu'elle permet justement ces comportements collectifs. Il existe une intelligence collective qui repose sur celle des organismes individuels. A l'intérieur de chaque individu se trouve un petit mécanisme qui permet de choisir le plus grand nombre et de s'orienter comme le voisin. en l'occurrence, de se rendre compte que le voisin a changé son comportement et, très rapidement, faire de même. C'est la propagation, au niveau d'une population, d'une information présente dans chaque individu;

L'intelligence collective émerge d'individus qui se regardent les uns les autres. Ils échangent des signaux locaux qui permettent une coordination globale.

Sans aucun doute, la conscience existe bien avant l'évolution de l'homme.

- Il faut avouer que, pour des humains, il est un peu difficile d'envisager, comme nous le faisons depuis le début, une intelligence qui ne soit pas consciente.
- Alors que pour nous, chercheurs en sciences cognitives, c'est la base absolue. Car, en réalité, la plupart des calculs de notre cerveau sont non conscients et, dans l'histoire de notre espèce, pendant très longtemps il n'y a pas eu de conscience.

- Les émotions seraient des manifestations d'intelligence ?
- [...] Ce qu'on appelle les émotions de base, telles que le désir ou la peur, sont en fait des calculs utiles à l'organisme. On peut parler d'une véritable intelligence émotionnelle, issue de notre évolution, qui attribue des étiquettes de valeur aux différentes situations de la vie. Ainsi, le sentiment de peur correspond à une anticipation de l'étiquette "danger" accolée à telle ou telle circonstances.

L'intelligence se compose à la fois de la capacité de simuler, d'avoir une représentation mentale, mais aussi d'attribuer une valeur aux choses. Tout cela forme un système assez complexe qui correspond à ce que nous appelons les émotions primaires.

- La crème de l'intelligence, c'est la planification ?
- La capacité d'élaborer un plan est en effet une clé, car elle permet, grâce à une exploration mentale, de faire l'économie d'une exploration réelle. Il y a un risque et un coût énergétique à exécuter les actions réelles dans le monde extérieur. L'intelligence permet de simuler ces actions à l'intérieur de soi-même, d'anticiper sur leurs conséquences et de faire le meilleur choix sans avoir  bouger de là où l'on se trouve.

- Il y aurait un lien entre l'évolution de l'oeil et celle du cerveau ?
- Il est clair que l'apparition de la vision a constitué une étape clé. On pense que cela s'est passé au cambrien, il y a en gros cinq cent quarante et un millions d'années. Cette époque a connu l'explosion de nombreuses formes de vie très différentes. L'oeil serait apparu au cours de cette ère. En tout cas, ce progrès a représenté un moment crucial parce que auparavant, l'organisme était limité à une représentation de son environnement immédiat ; il ne "voyait" rien d'autre que les molécules chimiques qui interagissaient directement avec lui. Grâce à la vision, il est devenu capable de se représenter des objets distants : le rayonnement électromagnétique, les photons qui parvenaient jusqu'à l'oeil pouvaient venir de loin.

... il faut comprendre qu'il n'y a pas eu une trajectoire de l'intelligence qui aurait conduit à l'homme en passant par l'huître, la souris, le singe, etc. L'intelligence s'est développée de manière buissonnante.

C'est une expérience scientifique publiée, mais aussi quelque chose que les parents peuvent constater chez leur bébé et qui montre qu'à peine né, il est capable de faire des inférences probabilistes. Imaginez un bébé qui voit une urne transparente contenant trois objets bleus et un objet jaune. Si l'urne est cachée et que l'on sort l'un des objets, il est surpris que ce soit le jaune, parce que la probabilité était plus grande que ce soit un bleu. On peut montrer clairement que son regard exprime une surprise.

- Lorsqu'il y a environ un milliard et demi d'années, les cellules se sont dotées d'un noyau et ont inventé la sexualité qui a multiplié les capacités d'adaptation des espèces, c'était déjà une manifestation d'intelligence ?- Un deuxième degré venait alors d'être atteint : le comportement social. Il s'agissait d'une adaptation aux autres formes de vie, aux autres organismes environnants. Le vivant devenait le principal environnement du vivant. A partir de là ont pu se développer diverses formes de coopération - ce qui constitue un moteur très important de l'évolution - mais aussi de compétition.
Il y eut donc des prédateurs et il y eut des proies. Leurs nécessités, à la fois opposées et complémentaires, les ont fait évoluer considérablement, les uns comme les autres, vers plus d'intelligence - on peut parler d'une escalade dans la guerre de l'intelligence.

En fait, une certaine intelligence, minimale, s'est manifestée très tôt dans l'évolution. On peut presque dire : dès que la vie est apparue, puisque les organismes ne pouvaient survivre qu'en s'adaptant aux différentes caractéristiques de leur environnement.

C'est le directeur de NeuroSpin, Stanislas Dehaene, qui, dans la première partie de cet ouvrage, va nous conter l'histoire de l'intelligence. Non pas l'histoire de l'idée que les humains s'en sont faites, mais la vraie histoire, celle de l'évolution étonnante du monde des cellules nerveuses et de son impact sur les comportement des êtres vivants.

Comme un prolongement de la querelle des anciens et des modernes, celle de l'inné et de l'acquis est devenue, contre tout bon sens, emblématique d'un affrontement droite-gauche, comme si les deux aspects, inné et acquis, ne se retrouvaient pas dans chaque individu.
L'un des exemples les plus caricaturaux de cette nouvelle dictature exercée par les idéologies fut l'histoire de Trofim Lyssenko, qui réfuta les lois de Mendel, qualifiées de "bourgeoises", et appliqua la dialectique marxiste aux sciences de la nature. Staline fit de lui un héros de l'Union soviétique et la plaisanterie coûta à la Russie plus d'un demi-siècle de retard en génétique.

... chercher une définition de cette différence agaçante entre humains et animaux. Dans Le Capital, Karl Marx touchait au but : "Ce qui distingue le plus mauvais architecte de l'abeille la plus habile, c'est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire." Une analyse que ne contredisent pas les chercheurs contemporains.

Il ne faut pas que l'Homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre. L'Homme n'est nu ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête." [Pascal]

Pour un humain de [l'époque de Descartes], avoir des points communs avec une huître était encore trop dur à avaler.

... leur arme absolue, c'était la parole, ce logos que les Grecs allaient associer à l'une des intelligences. Sur ce terrain-là, ils ne craignaient personne : ils étaient capables d'embobiner les dieux eux-mêmes. Il faudra bien, un jour, que l'humanité rende l'hommage qu'il mérite au marchand de tapis, parangon de civilisation.