Stanislas Dehaene

Un collègue plaisantait : "Dans le débat sur l'inné et l'acquis, on a sous-estimé les deux !"

- Mais est-ce que le test du QI correspond à quelque chose de visible dans le cerveau ?
- Oui. Il y a des corrélats cérébraux. C'est bien admis aujourd'hui. [...]
- Par conséquent, s'il est vrai que le QI n'est pas toute l'intelligence, ce test n'est quand même pas absurde.- Non, puisqu'il existe un réseau cérébral qui y est attaché. 

Mais il y a une seconde erreur, très courante, et qui consiste à penser que notre QI est fixe, donné une fois pour toutes sur une base génétique. C'est complètement faux. Il rst très dépendant du contenu des tests et surtout de l'éducation des sujets.

Notre cerveau est en travaux pendant très, très longtemps. Jusqu'à la fin de l'adolescence, et même au-delà, il reste immature et instable, ce qui nous permet de profiter au maximum de cette phase d'apprentissage. Nous sommes une espèce "néoténique", un terme technique qui signifie "nouvelle extension" : là où la période de plasticité est de quelques semaines chez la souris, elle est de quelques années chez nous !

La syntaxe est donc l'expression de l'intelligence de notre langue.

Le lexique des chiens peut atteindre plusieurs centaines de mots, et certains singes ont appris des dizaines de symboles ou des gestes. Mais ce qui leur manque, c'est la syntaxe, cet arrangement des mots, les uns par rapport aux autres dans un ordre bien précis, avec une structure organisée et qui fait sens; C'est exactement là que se situe la singularité de l'espèce humaine.

L'apparition du langage a découlé, à mon sens, de cette capacité nouvelle de se représenter l'esprit d'autrui.

On dit qu'un bébé Cro-Magnon que l'on éduque serait aujourd'hui pourrait sans doute passer le bac.

Nous ne sommes plus complètement seuls avec notre cerveau, entourés de nos congénères. Notre cerveau habite un monde "augmenté" dans lequel les outils possèdent leur intelligence propre en quelque sorte, et qui augmente notre propre intelligence.

L'outil est une sorte de prolongement de la compréhension du monde physique.

Chez les humains, il y a quelque chose d'unique que l'on pourrait appeler une représentation récursive : "Je pense que vous croyez que je ne sais pas que vous aimez le chocolat !" Il a fallu longtemps, très longtemps, pour que le système nerveux soit en mesure de représenter cette espèce de pyramide de pensées.

- Les cerveaux des singes et des humains sont très différents ?
- Il y a eu un développement différentiel : certaines régions sont très similaires, et d'autres très différentes. Dans le cortex visuel primaire, l'organisation est pratiquement la même chez l'homme et chez le songe. La surface a augmenté dans l'espèce humaine, mais seulement d'un facteur deux. Dans les régions du cerveau social, par contre, c'est un facteur quarante ! Et il est possible que certaines zones du cerveau humain soient complètement nouvelles.

C'est probablement ce qui s'est passé dans l'hominisation ; une augmentation progressive de la capacité de se représenter l'esprit des autres de façon réciproque. C'est ce qu'on appelle la théorie de l'esprit : nous emportons dans notre tête une théorie de l'esprit des autres, qui devient de plus en plus perfectionnée. C'est clairement quelque chose qui nous distingue des autres primates.

... ce qui est intéressant, c'est qu'à partir du moment où l'esprit d'un individu peut se représenter ce que pense son congénère, une pression de sélection s'exerce. L'esprit monte en complexité : désormais, pour avoir une idée de ce que les autres pensent, chacun doit pouvoir se représenter aussi ce que les autres pensent qu'il pense ! Cela entraîne une sorte de cascade : plus une espèce monte en capacité de se représenter l'esprit d'autrui, plus il devient difficile pour les autres espèces de se représenter cet esprit si compliqué.
- Vous voulez dire qu'en se complexifiant, l'esprit humain devenait en partie inaccessible aux autres espèces ?
- Oui, et cela a constitué une rupture dans l'évolution, parce que l'esprit humain, lui, était capable de se représenter l'esprit des autres espèces. Ce qui lui conférait un pouvoir redoutable

L'origine de ce que j'appelle la "singularité humaine" est une question encore très incertaine.

Si je veux me souvenir de quelque chose pendant dix ans, je vais devoir y penser une fois tous les mois, puis tous les ans. Pour retenir une information pendant un mois, il suffira de réviser pendant quelques jours. La fréquence idéale de révision est un fraction de l'ordre de vingt ou trente pour cent du temps total pendant lequel on souhaite retenir l'information.

Dans la maladie d'alzheimer, c'est la mémoire des événements récents qui se dégrade, alors que la mémoire ancienne, qui a donc déjà été "projetée dans le futur" reste accessible.

On croit toujours que la mémoire consiste à regarder vers le passé, mais je pense qu'il faut l'aborder dans le sens inverse. La mémoire, ce sont des systèmes qui projettent des informations vers le futur !

Cela peut sembler paradoxal, mais l'apprentissage consiste, en partie, à éliminer des synapses, voire des neurones tout entiers. Et la glie intervient pour faire ce ménage dans le cerveau.- Elle participe au processus d'oubli sans lequel nous ne pourrions pas vivre. Mon maître Jean-Pierre Changeux disait : "Apprendre, c'est éliminer." L'intelligence ne se trouve certainement pas dans le stockage de toutes les informations, mais au contraire dans l'extraction d'informations, dans leur tri et leur mise en forme. On peut dire que les sens reçoivent des données brutes et que le travail de nos circuits neuronaux consiste à les traduire en données utilisables.

- Fascinant. Plus on avance dans la connaissance des organismes vivants, plus on a l'impression que nous sommes en réalité constitués de colonies de cellules plus ou moins associées et parfois en compétition dès qu'un équilibre des pouvoirs est rompu.
- En tout cas, notre cerveau est colonisé par nos neurones. Avec le soutien de la glie.