Citations de Tchinguiz Aïtmatov (84)
Alors je ne faisais que voir tout cela, mais je ne comprenais pas tout. Aujourd'hui encore, je me pose souvent cette question: peut-être bien, l'amour est-ce aussi une inspiration, comme l'inspiration du peintre, du poète? A regarder Djamilia, l'envie me venait de m'enfuir en courant dans la steppe et de jeter des cris, interrogeant ciel et terre, sur ce que je pourrais bien faire, comment vaincre en moi cette inquiétude incompréhensible et cette incompréhensible joie. Et un jour, il faut croire, j'ai trouvé la réponse.
"Pourvu que j'arrive à temps, faites que j'arrive à temps ! J'ai tant de choses à dire à mon fils" pensait-il, et sans desserrer les dents, il récita la prière et les incantations du cavalier au galop : "Esprits des ancêtres, aide-moi ! Fais que mon cheval ne trébuche pas ! Donne-lui les ailes du faucon, donne-lui un cœur de fer, donne-lui les jambes de l'élan, donne-lui les poumons du poisson !"
La pluie avait commencé la veille au soir et continué toute la nuit ; elle chuchotait des choses tristes, monotones, en gouttant sur le feutre de la yourte gonflée d'eau.
Saadat regarde les lumières lointaines des phares et voit le soc des charrues entailler de biais et en profondeur la couche inculte et la rejeter sur les côtés en une bande friable. Des années durant, cette terre est demeurée intouchée. (...) Elle voit briller sous les rayons du soleil la houle noire de la terre, fumante, comme vivante. Une odeur humide monte de la terre fraîchement labourée. Ça sent bon...
Là où la parcelle tourne, Saadat déplace brusquement les leviers de la charrue. Polis comme un miroir, les socs se soulèvent. En chacun d'eux brille un petit soleil...
Cependant le soleil trembla derrière le léger voile blanc de l’horizon. Il fut long à apparaître ; il tardait à se lever, comme s’il craignait de jeter un regard sur la profonde immensité de la terre d’Anarkhaï. Puis il s’éleva un peu et filtra un rayon. Y a-t-il quelque chose de plus beau que la steppe à l’aurore? C’était comme si un immense océan d’azur se déversait puis s’immobilisait ainsi, en vague bleu pâle, s’irradiant ici et là de nuances d’un vert et d’un jaune plus sombres.
La pluie avait commencé la veille au soir et continué toute la nuit; elle chuchotait des choses tristes, monotones, en gouttant sur le feutre de la yourte gonflée d’eau.
Le véhicule fonçait sur une route à peine visible, perdue dans une steppe verdoyante et vallonnée, et légèrement voilée dans le lointain d’une brume bleutée. Il émanait de la terre un parfum de neige fondue, et déjà l’on discernait dans l’air humide l’odeur nouvelle et âcre de l’absinthe d’Anarkhaï, d’un gris cendré, dont les jeunes pousses pointaient parmi les rhizomes, au pied des tiges sèches et brisées de l’année précédente. Le vent nous apportait les échos et les sonorités de ce printemps si pur, à travers les steppes infinies.
Là où le peuple partait pour la guerre, demeuraient des sentiers amers...
Et tout cet univers de terrestre beauté et d’angoisses, Danïiar l’ouvrait devant moi dans son chant. Où avait-il appris, de qui tenait-il tout cela ? Je comprenais que seul ainsi peut aimer sa terre, qui de longues années a langui d’elle, qui a souffert pour cet amour-là. Quand il chantait, c’était lui que je voyais, tout petit garçon, vagabondant par les chemins de la steppe.
Quand, semblait-il, le dernier écho de la chanson s’éteignait, le nouvel élan palpitant qu’elle prenait semblait réveiller la steppe somnolente. Et celle-ci écoutait avec gratitude le chanteur qui la couvrait des caresses d’un chant familier.
Et soudain tout me devint compréhensible, toutes ces étrangetés qui avaient engendré chez les gens doutes et moqueries : sa tendance à la rêverie, son goût de la solitude, son caractère taciturne. Je comprenais maintenant pourquoi il dépensait des soirs entiers sur "la butte des sentinelles", et pourquoi il demeurait seul la nuit près de la rivière, pourquoi constamment il tendait l'oreille à des sons pour les autres imperceptibles, et pourquoi soudain il avait les yeux qui s'allumaient, et s'envolaient ses sourcils, d'habitude sur la réserve. C'était un homme profondément amoureux. Et amoureux, il l'était, je le sentais bien, pas seulement d'un autre être humain : il s'agissait là de je ne sais quel amour tout autre, d'un énorme amour, de la vie, de la terre. Oui, il cachait en lui cet amour, sa musique, il en vivait. Un homme indifférent n'eût pas pu chanter ainsi, quelle que fût la voix qu'il possédait.
D'autres, toutefois, affirmaient qu'ils s'étaient mariés par amour. Mais, ainsi ou autrement, ils n'avaient vécu ensemble que quatre mois en tout. Là-dessus, la guerre avait commencé et on avait appelé Sadyk à l'armée.
Une vieille haridelle, la belle affaire! Vestige du passé! Aujourd'hui, vieux frère, c'est l'équipement qui compte par-dessus tout. L'équipement partout. À la guerre comme ailleurs. Ces vieux-là et leurs chevaux, ils ont fait leur temps.
D'autres, toutefois, affirmaient qu'ils s'étaient mariés par amour. Mais ainsi ou autrement, ils n'avaient vécu ensemble que qu
Il existe ainsi des sources dans les montagnes. Un jour on trouve une nouvelle route et le sentier qui menait vers elle est oublié. Les voyageurs l’empruntent de plus en plus rarement pour y aller boire, et peu à peu, la source est envahie par la menthe et la mûre sauvage. On passe près d’elle sans l’apercevoir. Et puis, incidemment, quelqu’un s’en souvient un jour de grande chaleur, quitte la route pour aller vers elle et s’y désaltérer. L’homme vient chercher l’endroit caché, écarte les fourrés et s’exclame doucement. L’eau fraîche que depuis longtemps nul n’a troublée l’émerveille par sa quiétude et sa profondeur. Il voit dans la source le reflet de sa propre image, du soleil, du ciel, des montagnes… Et cet homme pense alors que c’est péché que de ne pas connaitre un pareil endroit, qu’il faut en parler aux camarades. Il pense ainsi et puis il oublie jusqu’à une prochaine fois.
Eh bien, dans la vie il en est parfois de même. Peut-être faut il qu’il en soit ainsi.
L’hiver se retira dans les montagnes, tandis que le printemps amenait déjà ses hordes bleues. De la plaine dégelée et gorgée d’eau montaient vers les sommets des courants d’air chaud, portant avec eux les senteurs printanières de la terre et l’odeur du lait fraîchement tiré. Les congères se tassèrent, le dégel commença dans les montagnes ; les ruisseaux égrenèrent leur musique puis, jaillissant de leur lit, ils roulèrent en flots tumultueux, bouleversant tout sur leur passage, emplissant de leur fracas les ravins délavés. Ce fut, peut-être, le premier printemps de ma jeunesse.
C'était un homme profondément amoureux. Et amoureux, il l'était, je le sentais bien, pas seulement d'un autre être humain : il s'agissait là de je ne sais quel amour tout autre, d'un énorme amour de la vie, de la terre. Oui, il cachait en lui cet amour, sa musique, il en vivait. Un homme indifférent n'eût pas pu chanter ainsi, quelle que fût la voix qu'il possédait.
Je comprenais que seul ainsi peut aimer sa terre, qui de longues années a langui d'elle, qui a souffert pour cet amour là.
Une nuit bleue, déposée, plongeait dans le chalach le regard de ses étoiles, un vent froid s'abattait par rafales, la terre dormait, et seule semblait il, la rivière déchaînée s'avançait sur nous, menaçante.
Et puis je demeurai longtemps couché sur la paille, je regardais le ciel qui s'obscurcissait de nuées et je songeais: "Pourquoi la vie est-elle à ce point incompréhensible et compliquée?"
Ils étaient des êtres nouveaux, merveilleusement heureux. Est-ce que ce n'était pas là le bonheur? Car tout cet énorme amour de la terre natale qui avait en lui engendré cette musique inspirée, Danïiar lui en avait entièrement fait hommage, c'était pour elle qu'il chantait, il la chantait.