Citations de Tchinguiz Aïtmatov (84)
Longuement, s’oubliant lui-même, Danïiar chanta. Se tenant coite, la nuit d’août l’écoutait, charmée. Et jusqu’aux chevaux qui avaient voilà déjà longtemps pris un pas mesuré, comme s’ils avaient craint d’interrompre ce prodige.
C’était un homme profondément amoureux. Et amoureux, il l’était, je le sentais bien, pas seulement d’un autre être humain : il s’agissait là de je ne sais quel amour tout autre, d’un énorme amour, de la vie, de la terre. Oui, il cachait en lui cet amour, sa musique, il en vivait.
S’il m’était possible, fût-ce dans une mesure quelconque, de reproduire la chanson de Danïiar ! En elle, il n’y avait presque pas de mots, elle ouvrait sans mots la grand âme humaine.
Ce qui me surprenait le plus, c’était la passion, l’ardeur dont était saturée la mélodie même. Je ne savais comment appeler cela, et même aujourd’hui je ne le sais pas encore, ou plus exactement je ne puis distinguer, si c’était seulement la voix ou quelque chose d’autrement important qui sortait du cœur même de l’homme, quelque chose de tel que ce fût capable de tirer d’autrui une semblable émotion, capable d’animer les plus secrètes pensées.
D’abord il était toujours aussi timide, mal assuré, mais peu à peu la voix prit de la force, emplit le défilé, alla éveiller l’écho dans les rochers lointains.
Par une telle nuit, il était impossible de se taire, par une telle nuit, on a l’envie de chanter !
Et la nuit était une splendeur. Qui ne connaît les nuits d’août avec leurs étoiles lointaines à la fois, et proches, extraordinairement brillantes ! Chaque petite étoile est en vue. En voilà une, comme engivrée sur ses bords, qui n’est que scintillation de petits rayons glacés, du ciel sombre elle regarde notre terre avec un naïf étonnement.
Alentour s’étalait largement la steppe aux abords de la montagne chargées de ténèbres lilas. Les champs sombres, confus, fondaient, semblait-il, lentement dans le silence.
Les lèvres minces de Danïiar avec leurs petites rides marquées aux coins étaient toujours étroitement serrées, ses yeux regardaient tristement, calmement, et seuls les sourcils souples et mobiles avivainet son visage amaigri, toujours fatigué. Parfois, il dressait l’oreille, comme s’il avait perçu quelque chose qui ne parvenait pas aux autres, et alors ses sourcils s’envolaient et ses yeux s’enflammaient d’un incompréhensible enthousiasme. Et puis il souriait longuement et se réjouissait on ne sait de quoi.
Djamilia était vraiment belle. Elancée, bien faite, avec des cheveux raides tombant droit, de lourdes nattes drues, elle tortillait habilement son foulard blanc, le faisant descendre sur le front un rien de biais, et cela lui allait fort bien et mettaint joliment en valeur la peau bronzée de son visage lisse. Quand Djamilia riait, ses yeux d’un noir tirant sur le bleu, en forme d’amande, s’allumaient d’une jeune ardeur, et quand elle se mettait soudaint à chanter les couplets salés de laïl, dans ses beaux yeux apparaissaient un éclair non virginal.
Seulement, le bonheur, il dure chez qui conserve son honneur et sa conscience. Souviens-t’en ! Respecte-toi !
Nous avons une bru qui aime à vous dire la vérité dans les yeux. C’est mieux que de faire la cachottière et de vous lancer sournoisement des piques. Les vôtres font les saintes-nitouches et c’est tout juste de ces nitouches-là que se font les œufs pourris : tout propres et lisses au-dehors, et, dedans, à se boucher le nez.
Elle, ma soeurette, avec son petit bout de nez, qui égayait la solitude de la mère, la détournait de la triste pensée de ses fils dont on était sans nouvelles.
Le destin garde ses desseins secrets pour chaque vie, chaque voie. C'est sa condition essentielle, un postulat valable pour tous, et toujours. Nous sommes tous hantés par son mystère, cette énigme constante et despotique.
O notre grande aïeule, Mère des Mârals à la Belle Ramure, je t'apporte cette brebis en sacrifice. Pour te remercier d'avoir sauvé nos enfants à l'heure du danger. Pour le lait blanc dont tu as nourri nos ancêtres, pour ton bon coeur, pour ton regard maternel. Ne nous abandonne pas aux cols des montagnes, sur les torrents impétueux et les sentiers glissants. Ne nous abandonne pas sur cette terre pour les siècles des siècles, nous sommes tes enfants. Amen !
Tu as vécu comme l'éclair qui ne fulgure qu'une fois, puis s'éteint aussitôt. Or, l'éclair est un jaillissement du ciel. Et le ciel est éternel. En cela est ma consolation. Et aussi en ce que l'homme conserve sa conscience d'enfant comme la graine son germe, ce germe sans lequel elle ne saurait lever. Quel que soit le sort qui nous attend sur terre, la vérité demeurera éternellement vivante. Aussi longtemps que naîtront et que mourront les hommes...
Et je voyais de la joie et du dépit dans son sourire. Peut-être pensait-elle alors : "Hé, toi, petit sot! Si je voulais me laissez, qui me retiendrait? Que toute la famille me surveille, on ne me retiendrait pas!" Moi, dans de telles occasions, je me taisais avec un sentiment de culpabilité. Oui, j'étais jaloux de Djamilia, je l'idolâtrais, j'étais fier qu'elle fût ma djéné, fier de sa beauté et de son caractère indépendant, libre. Nous, deux, nous étions les amis les plus intimes et nous ne nous cachions rien l'un à l'autre.
"Ah! mon fils, quand les hommes se mettent à briller par la richesse et non par l'esprit, c'est que cela va mal."
J'aurais enjambé le torrent, et pftt! dans la forêt! Parce que les arbres, ils ont très peur, la nuit, dans la forêt. Ils sont tout seuls, ils n'ont personne pour leur parler. Ils se gèlent en plein vent sans rien pour s'abriter. Moi, je me serais promené dans la forêt en faisant une caresse à chaque arbre pour qu'il ait moins peur. Les arbres qui ne reverdissent pas au printemps, c'est sûrement ceux qui sont restés glacés de peur.
" Il a mal à la tête, c'est la chaleur", conclut le gamin qui l'avait suivi de loin. Il ne savait pas qu'Orozkoul pleurait, qu'il ne pouvait plus refréner ses sanglots. Il pleurait parce que celui qui avait couru au-devant de lui n'était pas son fils, parce qu'il n'avait pas su trouver une parole humaine à dire à ce petit garçon qui brandissait son cartable.